Bana SAKER, Camille CHARAVET, Anne COSSUTTA, Camille JEAN, Grenoble, 2012
Le potentiel déstabilisateur des élections
Egypte post-révolution : derrière la façade démocratique, une crise de la représentation.
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Les élections constituent la clé de voûte de la reconstruction post-conflit dans la mesure où elles sont le processus désigné pour instaurer un pouvoir légitime. Les élections sont donc souvent identifiées comme un outil de stabilisation, un moyen de sortie de crise ou de conflit.
Jusqu’à présent, en outre, elles agissent comme une stratégie de sortie pour la communauté internationale engagée dans l’assistance post-conflit. Les élections participent et portent la stratégie de sortie des acteurs internationaux. Pour eux, les élections sont l’élément de passation du pouvoir aux acteurs locaux. Ces élections doivent donc répondre à des objectifs très ambitieux. On attend aussi des élections une stabilisation politique qui va entraîner une sécurité mais également la résolution des conflits. Les élections sont donc un outil quasi systématique des processus de paix. La logique démocratique suppose et permet en effet un dialogue dans la société.
Cependant, dans la réalité, les élections agissent bien souvent, comme un outil de déstabilisation, et cette décennie en est d’ailleurs l’illustration. Il y a beaucoup de pression quant à l’instauration d’un gouvernement légitime quand il n’y a pas de stabilité politique, de sécurité intérieure, et cela peut exacerber les acteurs. Les élections sont donc souvent l’occasion de raviver les tensions d’un pays. Au lieu d’apaiser les rivalités, le processus électoral peut donc les faire, au contraire, resurgir, en particulier lorsqu’elles sont organisées trop tôt dans le processus de sortie du conflit. Les élections se révèlent donc être un processus qui encourage les attitudes partisanes et qui polarisent les électeurs. C’est-à-dire qu’elles encouragent des dynamiques qui fragilisent encore davantage la société post-conflit, elles se révèlent trop oppositionnelles pour répondre à ses attentes. Tant que la confiance n’est pas restaurée, les élections prolongent donc les divisions nées du conflit et exacerbent parfois les fossés que ce dernier a creusés. Pourquoi les élections ne parviennent-elles pas à produire des candidats avec une légitimité politique ? Ces dernières ne sont-elles pas censées permettre de faire entendre la voix du plus grand nombre ?
Pour illustrer ce potentiel déstabilisateur des élections post-conflit, le cas égyptien apparaît pertinent : les élections ont eu des effets contre productifs, ce qui a fait redémarrer le conflit entre la population égyptienne et le pouvoir, malgré les dernières élections présidentielles, en apparence démocratiques, en juin 2012. Nous verrons comment les élections en Égypte ont ravivé un conflit qui avait été géré sans réelle intervention internationale, mais plutôt avec l’aide d’une armée qui a joué le rôle de médiateur entre la population et l’État. Les élections n’ont pas permis l’installation d’une démocratie satisfaisante dans cette Égypte post-révolution. Derrière façade démocratique, la crise de la représentation règne dans le pays.
I. Égypte Post-révolution
A. Une société égyptienne en ébullition
Le « Printemps arabe » est un ensemble de contestations populaires, d’ampleur et d’intensité très variables, qui se produisent dans de nombreux pays du monde arabe à partir de décembre 2010. L’Égypte est rentrée en 2011 dans un mouvement protestataire, voire insurrectionnel, sans précédent depuis les émeutes de la faim de 1977. Les racines de la révolution du 25 janvier 2011 en Égypte sont complexes. Le déclenchement de la « révolution du 25 janvier », comme la désignent les Égyptiens, encouragée par l’exemple tunisien, a été le fait d’éléments conjoncturels comme par exemple :
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L’assassinat du jeune blogueur Khaled Saïd, en juin 2010 ;
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Les élections législatives truquées de novembre 2010 ;
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Les attentats contre l’Église copte d’Alexandrie, en décembre 2010 ;
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Un taux de chômage record.
Ces faits sont venus attiser le mécontentement et fissurer le mur de la peur sur fond d’une décennie de blocage du système politique et de promesses non tenues d’une libéralisation économique aux bénéfices peu partagés. Cette révolution a réellement commencé avec la première manifestation d’envergure, le 25 janvier 2011. La rupture fondamentale qui a conduit à cette révolution, se situe donc en amont de la chute du président haï, dans l’élan contestataire par lequel les Égyptiens ont réussi à faire entendre leur voix et à recouvrer leur dignité en s’attaquant ouvertement au système autoritaire et corrompu. Cette révolution a donc été initiée par deux faits marquants, un soulèvement populaire et national le mardi 25 janvier 2011 et enfin, la rupture entre Moubarak et l’armée le 11 février 2011.
Depuis le 11 février, les jeunes révolutionnaires égyptiens mènent un bras de fer constant avec l’armée. À leurs yeux, le démantèlement du système est trop lent. Ils dénoncent le rétablissement de l’appareil répressif et le pacte conservateur implicite scellé entre l’armée et les Frères musulmans. Pour se faire entendre, ils sont retournés, régulièrement, manifester sur la place Tahrir – que l’armée a essayé d’interdire au cours de l’été 2011.
Deux ans après le soulèvement populaire qui a poussé Moubarak à démissionner, la révolution égyptienne piétine donc. En effet, depuis cette révolution qui a mis fin aux trente ans de règne du « raïs », les Frères musulmans ont remporté deux référendums, deux élections législatives et un scrutin présidentiel. Mais la prise du pouvoir par les islamistes a frustré les partis libéraux, laïques ainsi que les minorités, notamment les Coptes. Dès lors, cette opposition très divisée se demande comment faire entendre sa voix.
On remarque alors que peu de temps après le début du Printemps arabe et le déclenchement de la révolution, l’Égypte est en proie à une nouvelle contestation puisque les troubles ont repris. Les structures de l’ancien régime de Moubarak étouffent toujours le pays. L’Égypte bataille pour l’instauration de sa démocratie. Cependant cette transition démocratique est bien partie pour prendre du temps puisque de nouvelles confrontations ont lieu. Ces dernières seront sûrement un facteur déterminant quant à la direction dans laquelle doit évoluer le pays, et ce, quels que soient les acteurs individuels et les politiciens. Par ailleurs, c’est cette même confrontation qui a été la cause principale du soulèvement du 25 janvier 2011 contre l’ex-président Hosni Moubarak, et les événements des deux dernières années ne sont que les symptômes d’une Égypte en mal de vraie démocratie.
B. Les acteurs ayant émergé de cette révolution
Hosni Moubarak, autocrate régnant sur l’Égypte depuis 30 ans, est finalement tombé, lâché par l’armée, à la suite de l’intense mobilisation pacifique de la jeunesse égyptienne galvanisée par l’exemple tunisien. L’armée est donc un acteur clé de la révolution égyptienne. La rupture entre Hosni Moubarak et l’armée fut consommée le 31 janvier 2011, lorsque cette dernière annonça qu’elle ne tirerait pas sur le « grand peuple égyptien », dont les revendications étaient « légitimes ». De ce fait, l’armée s’est présentée comme le garant de la transition démocratique en faisant des promesses, comme par exemple la tenue d’élections démocratiques. Finalement, le système a été ébranlé, le raïs est tombé mais l’armée a gardé les rênes du pouvoir. Un simulacre d’élections a eu lieu et le peuple qui faisait hier la révolution a été obligé de redescendre dans la rue, comme seul moyen de contestation.
Issu de l’influente confrérie des Frères musulmans, Mohamed Morsi a été élu président en juin 2012 en Égypte. Les Frères musulmans, autrefois exclus du système partisan (1), étaient perçus comme la seule opposition crédible (2) et capable d’assurer la stabilité en Égypte après la chute du régime autoritaire de Moubarak. Créée en 1928 avec un projet à la fois caritatif, religieux et politique, la confrérie représentait le « contrechamp » politique du régime autoritaire égyptien, avec un million et demi de cotisants en 2008 (3). Au travers son action, les Frères ont réussi à créer un clivage entre la société civile et le pouvoir égyptien sur le plan syndical, caritatif et religieux. Sa suprématie dans les instances de direction des syndicats a permis aux Frères musulmans d’acquérir un certain degré d’autonomie par rapport au régime (4). Sur le plan caritatif, son investissement dans des associations de bienfaisance leur a donné une autonomie financière et organisationnelle. Enfin, en ce qui concerne le plan religieux, la confrérie a également pu provoquer une certaine autonomisation de l’institution principale de l’islam officiel égyptien par rapport au régime (5). Ces efforts des Frères musulmans ont permis à ces structures de la société égyptienne de s’éloigner un peu de la sphère du contrôle du pouvoir en place, représentant pour ces derniers une menace considérable.
Les Frère musulmans ont tiré de cette action une forte légitimité au sein de la population égyptienne, ce qui s’est clairement manifesté après la chute de Moubarak : le mouvement officiel des Frères musulmans, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), a connu un succès écrasant lors des premiers scrutins de la phase transitionnelle. Le parti était considéré comme un des seuls acteurs crédibles pour prendre le relais du pouvoir en Égypte. Paradoxalement, les Frères se sont joints très tard à la révolution, et certains y voient/ce qui est perçu comme un certain opportunisme.
L’armée et les Frères musulmans sont donc des acteurs qui ont su tirer d’énormes bénéfices de la révolution égyptienne en se mettant sur le devant de la scène, au détriment de nombreux pans de la société égyptienne tels que les libéraux, les nationalistes, les milieux d’affaires, les étudiants, les Coptes et les femmes, entre autres.
C. Le rôle de l’armée dans la société
L’armée égyptienne est depuis toujours un acteur très influent en Égypte, c’est une institution puissante et autonome. Issu d’un coup d’État militaire en 1952, qui renverse la monarchie en Égypte, le régime a alors besoin de son soutien et de sa garantie. C’est donc le rôle historique de l’armée dans la construction de la nation égyptienne moderne qui lui assure soutien et légitimité au sein de la population. C’est également le résultat de sa composition sociologique : elle demeure un lieu de passage obligé du parcours des hommes du pays et est l’une des rares institutions dans laquelle la perspective d’une ascension sociale est encore possible pour un jeune homme d’origine modeste. Enfin, sa capacité d’action et d’influence passe par les réseaux que forment ses officiers supérieurs qui, une fois à la retraite, sont nommés à la tête des grandes administrations territoriales ou des entreprises nationales du pays.
Son rôle est donc plus que militaire : il est politique, économique et parfois même social. En effet, à côté de sa puissance, on calcule un effectif de 750 000 hommes et un budget annuel alimenté notamment par une aide militaire américaine de plus d’un milliard de dollars par an depuis la signature des accords de Camp David en 1978. L’armée, grand propriétaire foncier, contrôle aussi de très nombreuses entreprises dans des domaines comme l’agroalimentaire, la construction ou encore l’hôtellerie.
Ainsi, grâce à son statut et son influence, l’armée a pu intervenir dans nombre de crises sociales ou de catastrophes qu’a connues le pays. En 2008 par exemple, lors de l’envolée des prix des denrées alimentaires, elle a mis ses réserves agricoles et ses usines au service de la fabrication et de la distribution de pain fortement subventionné.
Les dirigeants de l’armée ont donc rapidement fait le calcul de l’impossibilité de soutenir longtemps l’impopulaire président, dont le refus de prendre en compte les revendications de la rue, était destructeur pour les fondements du régime, ainsi que pour leurs propres intérêts. L’armée, véritable colonne vertébrale du régime, a donc décidé de lâcher Moubarak en promettant au peuple de se porter garant de la révolution, tout en reconstituant parallèlement l’appareil répressif, comme l’a prouvé la multiplication des procès à l’encontre des manifestants qui entendent poursuivre la révolution après le 11 février. C’est là l’une des grandes ambiguïtés de cette révolution égyptienne.
D. Les élections comme sortie de révolution
Les élections participent et portent la stratégie de sortie de conflit des différents acteurs en présence. Pour ces acteurs, qu’ils soient internationaux ou non, les élections sont l’élément de passation du pouvoir aux acteurs locaux. Ces élections sont donc un enjeu primordial puisqu’elles doivent répondre à des objectifs très ambitieux. On attend aussi de ces élections une stabilisation politique pour garantir la sécurité mais également permettre la résolution des conflits. Néanmoins, dans la réalité, les élections agissent plutôt comme un facteur de déstabilisation. Les élections sont souvent l’occasion de raviver les tensions d’un pays comme ce fut le cas en Égypte.
En juin 2012 ont eu lieu les élections en Égypte, ce sont les élections de la révolution, le peuple révolutionnaire d’hier passe de la rue aux urnes, c’est leur bataille pour la démocratie qui voit le jour. Cependant, celles-ci n’ont fait que polariser la solidarité au lieu de la rassembler. En effet, avant même le début de la campagne électorale égyptienne, les élections en elles-mêmes divisaient déjà. Durant la première année, une alliance forgée entre l’armée et les Frères musulmans préconise en premier lieu d’entériner une réforme partielle de la Constitution suivant un « calendrier » qui prévoit des élections législatives et sénatoriales, puis une élection présidentielle avant la rédaction de la Constitution. Tandis que la « rue » et les partis d’opposition sont favorables à un calendrier inversé : ils souhaitent d’abord la rédaction de la Constitution, puis la tenue des élections. La première option a été choisie, et le processus de transition est allé bien trop vite. Normalement, les élections font suite à une période de transition après un conflit. La révolution et les élections étaient, dans le cas de l’Égypte, tellement rapprochées dans le temps que les résultats ont été faussés et cela a donné lieu à de nombreuses frustrations.
On peut donc parler d’élections facteur de division. En conséquence de quoi, les résultats des élections égyptiennes ont amené à un retour des extrêmes encore plus fort. Généralement ce qui se dégage de ces élections post-conflit, ce sont des meneurs présents pendant le conflit. Mais dans le cas de l’Égypte, les élus n’ont été présents sur la scène de la révolution qu’à la toute fin. Mais, même s’il ont attendu le dernier moment pour y prendre part, les Frères musulmans étaient plus organisés, et ont fini par avoir le soutien de l’armée, ce qui leur a permis de remporter les élections de 2012.
Les élections étaient donc censées permettre une sortie de crise, malheureusement cela n’a pas été le cas. Au contraire, derrière cette façade de démocratisation s’est joué un jeu de pouvoir.
II. Une façade démocratique
A. Les fausses élections et le coup d’État constitutionnel
L’Égypte a bien suivi le modèle libéral de la démocratie après la chute de Moubarak : après la révolution, des élections ont été mises en place par le CSFA (Conseil Supérieur des Forces Armées), avec 3 scrutins en 2012 (6). Cependant, derrière la façade de la transition démocratique demeurent les généraux puissants de l’armée, acteur qui a façonné ce processus à chaque étape afin de protéger ses intérêts, et ce au détriment de la démocratie.
En effet, le CSFA a changé la Constitution du pays en mars 2011, un mois après l’effondrement de l’ancien régime. Afin de se positionner du côté des gagnants des élections futures, à savoir, les partis islamistes et surtout les partis fréristes, le conseil militaire a inclus ces derniers dans la commission de rédaction des amendements. Pendant ce temps, les groupes révolutionnaires ont été réprimés avec force par le CSFA. L’alliance armée-FM est ainsi devenue de plus en plus évidente lors de cette période de transition.
Les résultats des élections législatives ont été annoncés le 21 janvier 2012, avec 44,6 % des voix pour les partis fréristes et 22,5 % des voix (7) pour le parti salafiste, Al-Nour. Au-delà du taux de participation faible qui remet en cause la légitimité de ces élections, des manœuvres flagrantes de la part du CSFA démontrent bien que la démocratie en Égypte n’est qu’une façade, derrière laquelle l’armée tire les ficelles et joue aux marionnettes avec la démocratie.
En avril 2012, trois mois seulement après les élections législatives, le tribunal administratif du Caire suspend les travaux de la commission chargée de rédiger la Constitution (8). Quatre jours plus tard, la Commission électorale égyptienne disqualifie dix candidats à l’élection présidentielle, y compris Khairat Al-Chater, le dirigeant le plus charismatique des Frères musulmans (9). Á l’inverse, l’ancien premier ministre de Moubarak, le Général Ahmad Shafiq a eu le droit de se présenter en tant que candidat, ce qui a provoqué des boycotts importants lors de ces élections (10), considérées de ce fait comme invalides.
Deux jours avant le second tour de l’élection présidentielle, la Cour suprême dissout l’Assemblée du peuple élue en janvier (11). Durant les élections présidentielles, les observateurs ont reporté des violations électorales importantes, telles que l’achat des votes ainsi que le bourrage des urnes (12).
Enfin, une fois le scrutin terminé, l’annonce des résultats a été reportée plusieurs fois. Cela a donné au CSFA le temps de maximiser son pouvoir dans la période post-élection alors que le reste du pays a vécu plusieurs jours de tensions et d’incertitudes. Immédiatement après les élections, le CSFA a mis en place un état d’urgence et a publié une « déclaration constitutionnelle » qui réduisait ostensiblement les prérogatives du futur président (13), un véritable coup d’état constitutionnel de la part de l’armée.
Malgré cette tentative de départ, de mettre le nouveau président à l’écart du pouvoir, les généraux de l’armée ont vite compris qu’il valait mieux se ranger de son côté et ils ont finalement accepté la victoire de Mohamed Morsi, qui a prêté serment le 30 juin 2012. Mais à condition que le pouvoir de l’armée soit garanti dans le nouveau gouvernement (14). Ainsi, derrière la façade démocratique d’élections « libres », une collusion armée-Morsi règne et les généraux, dans l’ombre, façonnent la démocratie selon leur propre vision, finalement pas si démocratique que cela. Malheureusement, beaucoup ne s’en sont pas rendu compte, et ont plutôt facilité ce renouveau politique dans le pays sans y voir de manœuvres derrière.
B. La formation des partis politiques
La capacité d’influence des courants de la population qui ont participé à la révolution égyptienne s’est avérée être extrêmement faible lors de la « transition démocratique ». Tenant compte du contexte électoral égyptien, cela n’est pas très surprenant ; l’ouverture du paysage politique égyptien s’est fait de façon très irrégulière et dans le meilleur des cas cette ouverture pourrait être qualifiée de modeste.
Sous la présidence de Nasser, les partis politique légaux était au nombre de… 1 ! En 1977, Sadate met en place un multipartisme limité (limité car les partis à caractère religieux comme les Frères musulmans étaient exclus) et donc ce chiffre passe à 5. Moubarak continue dans cette voie, avec 24 partis politiques légaux sous sa présidence (15). La participation de ces partis était souvent supprimée d’une année sur l’autre, comme ce fut le cas en 2005, quand les Frères musulmans ont remporté 88 sièges de la Chambre (16). Le régime a rapidement mis en place une loi visant à rendre illégales leur participation aux élections suivantes.
Dans ce contexte historique de répression des partis politiques qui durait depuis des décennies, les seuls acteurs capables de se présenter lors des élections après la révolution étaient donc ceux qui avaient déjà d’une part, une expérience électorale, des moyens financiers, logistiques et communicationnels et d’autre part une légitimité aux yeux de la population. Or ces derniers étaient très peu nombreux, étant donné le faible tissu électoral en Égypte.
Ce sont donc les partis fréristes, salafistes et ceux créés par d’anciens membres du régime qui étaient les seuls à avoir un réseau suffisamment développé pour se présenter aux élections. L’ironie est, que ces derniers, mieux positionnés pour prendre le relais grâce à des compétences en matière de campagnes électorales, ne proposaient pas de programmes qui différaient significativement de ceux du régime de Moubarak sur le plan social et économique (17). Or, ce sont précisément les dysfonctionnements dans ces domaines-là qui avaient déclenché la révolution contre le régime de Moubarak.Quant au mouvement ouvrier qui avait joué un rôle clef lors de la révolution, il était « complètement absent » (18) de la scène électorale. Faute de réseau et d’expérience, le tout dans un contexte historique de répression, les partis issus de la révolution n’ont donc pas réussi à s’ancrer dans le paysage politique post-Moubarak.
A cela s’ajoute l’intervention de l’armée sur la scène électorale. Cette dernière a disqualifié de nombreuses personnes et organisations avant les élections (19), et s’est positionnée clairement en faveur des Frères musulmans, ce qui constituait un obstacle important pour les autres partis.
La voie électorale n’offrant pas la possibilité à l’opposition de peser dans le jeu politique, elle a recouru au seul moyen qu’elle avait pour se faire entendre, c’est-à-dire de grandes manifestations dans les rues des principales villes du pays, et bien évidemment sur la place Tahrir. En décembre 2012 avant le référendum constitutionnel, boycotté par l’opposition, de graves heurts éclataient entre les manifestants pro- et anti-Morsi, faisant plusieurs morts et plusieurs centaines blessés.
C. Le grain de sel « démocratique » des États-Unis
Depuis les années 1950, trois intérêts ont guidé les États-Unis au Moyen-Orient : assurer la libre circulation des ressources énergétiques de la région, contribuer ainsi à protéger la sécurité de l’État d’Israël, et empêcher toute puissance autre que les États-Unis de dominer cette région. Puis à cela est venu s’ajouter la « lutte contre le terrorisme ». Pour atteindre ces objectifs, Washington n’a souvent pas hésité à mener une politique faisant “ami-ami” avec des États peu ou pas démocratiques, comme avec Moubarak par exemple.
Néanmoins, le 11 Septembre 2001 a changé la donne en matière de développement et de coordination des efforts américains pour promouvoir les droits de l’homme et la démocratie. Ce qui se passait alors à l’intérieur des pays arabes est soudainement devenu d’une importance capitale aux yeux des Américains pour protéger leur pays et leurs intérêts. L’administration Bush a donc décidé de se lancer dans la promotion du changement démocratique dans le monde arabe.
Avant la fin du règne de Moubarak, les analystes et les observateurs ont suggéré d’exercer une pression sur lui en utilisant l’assistance économique et militaire (les États-Unis avaient en effet apporté plus de 70 milliards de dollars en 30 ans à Moubarak en assistance au développement) pour obliger le dirigeant égyptien à entreprendre un changement politique. Mais les révoltes continuant, les dommages causés aux relations américano-égyptiennes n’auraient pas été aussi importants si la Maison-Blanche avait totalement rompu avec le dictateur. Car le sentiment de nationalisme en Égypte est très fort, et l’attitude des États-Unis a été perçue comme une tentative d’imposer la démocratie en Égypte trop lentement et après trente ans de Moubarak, les Égyptiens ne voulaient plus attendre.
Les États-Unis ont alors pensé qu’une transition orchestrée par le pouvoir militaire favoriserait le processus de démocratisation, tout en protégeant les intérêts américains. Cette décision n’était pas un concept nouveau, les États-Unis l’utilisaient déjà depuis des décennies - par exemple en Amérique latine pendant la Guerre froide ou au Pakistan aujourd’hui. Mais il y avait peu de raisons de penser que l’armée égyptienne - l’épine dorsale du régime de Moubarak depuis près de trois décennies – pourrait, tout à coup, embrasser la démocratie.
Les États-Unis ont donc contribué à la mascarade démocratique égyptienne, en soutenant l’armée qui tirait alors les ficelles. Ils y ont vu l’opportunité d’imposer une démocratie libérale, et l’enthousiasme avec lequel Washington s’est lancé dans la promotion de celle-ci ne pouvait pourtant pas cacher les intérêts derrière cette manœuvre : la transition vers la démocratie libérale, aux dépens d’autres possibilités. Les Américains, d’abord inquiets face aux révoltes, ont donc bénéficié d’un répit au cours de la période de transition, dirigée par le maréchal Tantaoui, ex-chef du CSFA, mais les craintes ont été attisées lorsque Mohamed Morsi a été élu.
Cependant, les Frères musulmans ont rapidement montré leur volonté de se conformer aux attentes de l’Occident. L’Égypte a donc ainsi confirmé qu’elle resterait l’alliée des États-Unis au Moyen-Orient, et qu’elle serait un acteur coopératif. Beaucoup de décisions de la confrérie, y compris le prêt du Fonds monétaire international (FMI), ont été prises pour envoyer un message positif aux États-Unis (mais aussi car ils manquaient de fonds), et montrer qu’ils étaient prêts à intégrer le marché mondial et à coopérer avec les institutions financières internationales. Il y a aussi eu beaucoup de visites politiques aux États-Unis à Washington. Le gouvernement américain, qui voulait avant tout stabilité et prévisibilité en Égypte, n’a donc plus vu d’inconvénients au gouvernement des Frères musulmans, tant qu’ils coopéreraient.
Le président Morsi a même émergé en tant que médiateur régional dans la crise de Gaza. Le succès de ces efforts a été une victoire pour lui et l’Occident. Il a renforcé son image nationale et internationale. Cette réalisation sur le front de la politique étrangère de l’administration l’a enhardi et lui a permis de proclamer la nouvelle Constitution controversée. Mais la lune de miel entre l’Égypte et les États-Unis n’allait pas durer éternellement ; ces derniers allaient vite déchanter et voir leur nouvel allié prendre ses distances.
La mise à l’écart de l’opposition, de façon un peu indirecte au départ, derrière la façade démocratique appuyée par les États-Unis, a cependant éclaté au grand jour lorsqu’elle n’a pas été intégrée au nouveau projet de Constitution du pays. Pourtant, comme l’a exprimé un jeune manifestant à Port-Saïd, « Les Frères n’auraient pas pu se présenter sans Tahrir : leur légitimité, ils la tiennent de la révolution (20)».
III. Une crise de représentativité qui éclate au grand jour
A. Les suites de la révolution
Deux ans après les révoltes du Printemps arabe en Égypte, le bilan s’alourdit, les rues égyptiennes sont le théâtre d’affrontements violents entre les partisans du président Morsi issu des Frères musulmans, et l’opposition menée par le Front de Solidarité Nationale. Plusieurs événements ont fait monter les tensions ces derniers mois sur fond d’instabilité chronique.
Le premier concerne le décret annoncé par Morsi le 22 novembre 2012, par lequel des pouvoirs exceptionnels sont attribués au chef de l’État, qu’on appelle au sein de l’opposition « le nouveau pharaon ». Non seulement ce décret rend Morsi détenteur des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais en plus tout décret établi par le pouvoir est déclaré incontestable et sans recours, même devant la justice. En réaction, la place Tahrir du Caire, a rassemblé le 23 novembre 2012, à la fois les opposants et les partisans du gouvernement, ce qui a donné lieu à des affrontements violents causant la mort de sept personnes.
Quelques jours plus tard, retournement de situation. Morsi retire son décret lui octroyant des pouvoirs au-dessus de tout recours en justice. Pour des milliers d’opposants, ce retrait est un leurre, le président ne cherche qu’à gagner du temps par rapport au prochain référendum sur la Constitution du 22 décembre 2012.
Cette Constitution participe justement à la montée de violence en Égypte. L’opposition égyptienne voit en elle la mainmise des islamistes.
Les critiques fusent sur ce document. Il s’agit d’abord de dénoncer la manière dont a été faite cette Constitution, à savoir son manque de représentativité. Une première assemblée constituante chargée de sa rédaction a été dissoute par le gouvernement. En effet, certains membres de cette assemblée avaient contesté le fait qu’elle était représentée en trop grande majorité par des membres issus des Frères musulmans. Une deuxième assemblée a été formée, élue par le Parlement, mais encore une fois surreprésentée par les islamistes. Cette assemblée constituante de cent membres ne comprenait que trois représentants des ouvriers (21). Après plusieurs tentatives de négociations vaines sur la composition de l’assemblée, certains membres de l’opposition ont simplement décidé de la boycotter. D’autres non-islamistes ont quitté l’assemblée plus tard, en raison de l’indifférence majoritaire des islamistes face à leurs propositions.
Au-delà de ces désaccords, c’est sur le fond que la Constitution pose également problème. Une grande majorité des Égyptiens pense que ses textes ne s’attaquent pas aux réels problèmes du pays comme la décentralisation du pouvoir, la bureaucratie, ou encore la corruption. D’autres, au contraire, voient en la Constitution une source d’apaisement dans un pays en conflit permanent depuis deux ans.
Mais une des remarques sur cette Constitution qui ressort à tous les niveaux, concerne les nombreuses formulations vagues qui peuvent laisser libre cours à toutes sortes d’interprétation.
La liberté d’expression est touchée par cette faille à travers deux clauses. L’une interdit toute insulte au prophète, et l’autre sanctionne les insultes aux « personnes individuelles ». Ces clauses restent très vagues et peuvent alors donner lieu à une restriction de la liberté d’expression, ainsi qu’à des poursuites judiciaires multiples et pas vraiment justifiées.
La liberté de culte est elle aussi touchée, à travers l’interdiction de pratiquer les religions non abrahamiques en public.
Mais l’exemple le plus représentatif de la liberté d’interprétation répressive dans la Constitution concerne le droit des femmes. Le seul article faisant référence aux femmes indique que l’État doit « arbitrer entre les obligations des femmes envers leur famille et leur travail » et « offrir une protection spéciale aux mères célibataires, aux femmes divorcées et aux veuves. » Selon l’ONG Human Rights Watch, cette formulation imprécise a pour but de permettre à l’État de bafouer les droits d’une femme, en lui interdisant certains actes sous prétexte que cela nuit à ses obligations familiales.
Malgré ce manque de précision dans la formulation des articles, cette Constitution montre des signes d’évolution. La première, et la plus appréciée repose sur l’interdiction formelle de la torture, qui était monnaie courante dans le passé. La Constitution interdit également la détention arbitraire et assure la liberté de circulation.
Du côté du pouvoir, la Constitution autorise seulement deux mandats de quatre ans au président, et la formation d’un nouveau gouvernement par le premier ministre est soumise à l’approbation du Parlement. Après deux refus du Parlement, ce dernier peut former le nouveau gouvernement.
Malgré tout, Morsi a continué avec son projet de Constitution et le référendum a eu lieu le 15 décembre 2012. Selon les chiffres publiés par la commission électorale, la nouvelle Constitution a été approuvée par 63,8 % des voix lors du référendum. Le taux de participation étant estimé à 33 % (22), cette approbation n’est pas très significative. L’essentiel du pouvoir revient aux mains du gouvernement central, qui ne représente pas suffisamment les revendications des autres courants de la population égyptienne.
Un autre facteur de manque de représentativité qui énerve les opposants est le remaniement ministériel de janvier 2013. Le remaniement ministériel a donné lieu à la nomination de 10 nouveaux ministres, dont 4 sont issus des Frères musulmans. Ces derniers occupent depuis des années des portefeuilles à caractère social, ce qui permet au mouvement de soigner l’électorat populaire à l’approche des législatives d’avril prochain. En effet, la Cour constitutionnelle a décidé d’invalider les premières élections post-révolutionnaires qui avaient été remportées par les Frères musulmans. Même si depuis, leur popularité s’effrite, leur mainmise sur certains ministères clés pourrait les aider à remonter la pente.
Aujourd’hui, les manifestations continuent au Caire. L’opposition, majoritairement représentée par les libéraux, exige du président plus de représentativité au sein du gouvernement, et la révision de la Constitution. La police, quant à elle, répond aux cocktails Molotov des manifestants par des tirs de chevrotine et de gaz lacrymogène, et procède à de plus en plus d’arrestations.
Cependant, la montée de certains groupes violents et très médiatisés, menacent d’accentuer la violence des affrontements déjà existante. Les deux principaux (Black Bloc et Public Army), prônent la violence comme vecteur de changement. En effet, selon eux, les revendications de l’opposition ne peuvent être satisfaites que si elles sont accompagnées de manifestations violentes de la population. En revanche, selon Mustafa Al-Sayed, professeur de science politique à l’université américaine du Caire, « l’histoire des révolutions précédentes montre que l’usage de moyens pacifiques est la seule manière d’atteindre des objectifs révolutionnaires. Ces nouveaux groupes violents doivent être rejetés. » Il poursuit en indiquant que les vrais responsables de la violence actuelle, sont le président Morsi et les Frères musulmans qui, selon lui, « manquent d’expérience politique et sont incapables de faire face aux vrais problèmes du pays ».
B. La perte de légitimité de Morsi
Le président Morsi connaît de plus en plus de difficultés pour diriger son pays. Qualifié d’incapable, il assure aujourd’hui la continuité de Moubarak. En effet, Morsi s’efforce de maintenir le processus politique dans un étau autoritaire, s’octroie les pleins pouvoirs, et fait passer une Constitution de force. De plus, son mouvement a envoyé ses propres manifestants aux affrontements contre les opposants.
Selon l’opposition, Morsi et les Frères musulmans sont incapables de servir les intérêts de la population égyptienne, et utilisent la répression pour calmer les révoltes.
La liberté de la presse est la grande victime du régime Morsi, les journalistes et présentateurs de télévision sont régulièrement poursuivis par la justice pour insultes au président, et tout ça, sous fond d’intimidation permanente.
Il ressort de ces événements une impuissance croissante de Morsi et des Frères musulmans. L’armée refuse de les rejoindre, et même s’ils faisaient appel à leurs milices, le nombre d’hommes ne suffirait pas à combattre une telle masse d’opposants.
Selon Emad Gad, analyste au Centre d’études politiques et stratégiques d’Al-Ahram, l’État égyptien ne retrouvera une stabilité que le jour où Morsi se pliera aux quatre exigences principales de l’opposition, à savoir l’ouverture d’un large et véritable dialogue national, la formation d’un gouvernement de salut national, l’amendement de la Constitution et l’abrogation des nouvelles lois électorales. Si cela n’est pas fait, l’Égypte risque de connaître une nouvelle spirale de violence.
Le gouvernement n’a plus de véritables alliés qui pourraient peser dans la balance. Et malgré ses appels répétés à l’armée, cette dernière refuse toute intervention.
En effet, le 27 janvier dernier, l’état d’urgence est décrété dans trois provinces : Port-Saïd, Ismaïlla et Suez. Le gouvernement égyptien demande alors à l’armée d’intervenir pour maintenir l’ordre, en réprimant l’opposition. Cependant, le général Al-Sissi (chef des forces armées et ministre de la défense), n’a pas l’intention de se battre à nouveau contre les forces politiques et les manifestants.
Bien que les Frères musulmans ne cessent de rappeler que c’est grâce à eux que l’armée est indépendante du gouvernement, aujourd’hui, ils lancent un appel à ces forces, leur donnant le droit d’arrêter les civils et d’appliquer le couvre-feu.
Face à ces demandes du gouvernement, le peuple craint de vivre une islamisation de l’armée comme le Pakistan a pu connaître. Pour les plus pessimistes d’entre eux, la stratégie de Morsi et des Frères musulmans est claire : ils comptent conserver Al-Sissi au poste de ministre de la défense jusqu’aux prochaines législatives d’avril, qu’ils pensent remporter, et à l’issue de ces élections, ils ont l’intention de se séparer de lui comme ils l’ont déjà fait avec Tantaoui, laissant donc la possibilité de façonner l’armée à leur guise. C’est ce qui est arrivé au Pakistan, quand Zia ul-Haq a introduit l’enseignement religieux obligatoire dans les académies militaires.
A l’heure actuelle Al-Sissi refuse toute confrontation avec le peuple, déclarant qu’il ne fera pas tirer une seule balle sur ceux qui manifestent contre les Frères musulmans. Et face à la demande de couvre-feu venant du gouvernement, la réaction du général fut symbolique, il a autorisé les soldats et officiers de l’armée à jouer au football avec les manifestants, la foule les a alors salués et applaudis.
Malgré les tentatives de manipulation de ces derniers mois, le gouvernement Morsi est aujourd’hui au point mort, et démuni. Le pouvoir envoie des messages à la population, assurant que « la révolution vous met avant tout en danger. Il faut l’arrêter pour retrouver la sécurité. Et il ne peut y avoir de sécurité sans tyrannie, ni de stabilité sans État répressif » (23).
C. Une situation pire qu’avant la révolution ?
Les problèmes qui ont déclenché la révolution sont toujours là, à l’heure actuelle. Ils semblent même avoir empiré. Comme on l’a vu, l’armée en poursuivant ses propres intérêts, a totalement détourné le processus de transition démocratique. Une fois de plus dans l’histoire égyptienne, elle a suivi ses intérêts propres et a fait capoter des élections censées apporter une solution au conflit. Elle s’est rangée du côté d’acteurs légitimes en façade seulement, et lorsque le masque est tombée, elle s’est à nouveau retrouvée en fâcheuse posture. Après avoir lâché Moubarak, l’armée égyptienne fait donc une nouvelle fois preuve d’opportunisme en s’éloignant progressivement du président Morsi. Mais cette fois pourra-t-elle s’en sortir sans avoir à répondre de ses actes ? La situation dans le pays est tellement critique, qu’elle risque cette fois de ne pas en sortir indemne. Mais aucun acteur ne semble faire le poids pour lui demander des comptes…
En effet, les problèmes du pays n’ont pas du tout été résolus par le gouvernement. La politique économique libérale mise en œuvre par le gouvernement a attisé les inégalités. L’économie est en très mauvaise posture, le taux de chômage a atteint un niveau record et la jeunesse est désespérée. Les jeunes Égyptiens continuent de vivre dans la frustration et sont descendus dans la rue pour l’exprimer. Ils sont allés manifester en emportant sur eux leurs dernières volontés, non pas qu’ils aient de nombreux bien à léguer, mais car ils n’ont pas d’avenir. Ces volontés dictent les détails de leurs funérailles car la répression se fait de plus en plus violente. De plus, le viol est maintenant utilisé en Égypte comme une arme politique pour dissuader les opposantes de se rassembler sur la place Tahrir.
Même les États-Unis, tant que Morsi semblait vouloir collaborer, ne dénonçaient pas le manque de démocratie en Égypte et semblaient se complaire à soutenir un simulacre de gouvernement censé être représentatif, tant que leurs intérêts au Moyen-Orient étaient protégés. « Les Américains n’étaient certainement pas ravis de voir les Frères musulmans accaparer l’ensemble du pouvoir, mais ils restent pragmatiques », souligne Stéphane Lacroix (professeur à Sciences Po et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales). Mais Morsi inquiète de plus en plus les Américains. Les États-Unis rappellent aujourd’hui au président sa « responsabilité d’agir d’une façon qui reconnaisse le besoin urgent de mettre fin aux divisions, de bâtir la confiance et d’élargir le soutien au processus politique ».} Mais il semble que le gouvernement soit en train de prendre de plus en plus ses distances avec les Américains, allant jusqu’à les provoquer ouvertement. Une figure de proue dans le gouvernement égyptien a par exemple qualifié l’Holocauste de canular inventé par les agents de renseignement américains et prétend que les 6 millions de juifs qui ont été tués par les nazis ont simplement déménagé aux États-Unis. Ces déclarations de Fathi Shihab-Eddim (le responsable de la nomination des rédacteurs en chef de tous les journaux gérés par l’État égyptien), ont été faites au moment de la commémoration du Jour de l’Holocauste le 27 janvier 2013. De plus, l’Égypte semble se tourner de plus en plus vers la Chine, au détriment des États-Unis, en vue de nouveaux partenariats économiques.
Étant donnée la situation économique, politique et sociale du pays aujourd’hui et des tensions et de l’inquiétude grandissantes au niveau international, on peut donc dire que l’Égypte se trouve dans un état encore pire qu’avant les premières révolutions.
D. Élections : retour à la case départ
On peut se demander à l’heure actuelle si tout le processus de transition démocratique n’a pas servi à rien. Au vu de la situation aujourd’hui en Égypte, il semble que l’on soit revenu au point de départ. Le peuple se retrouve avec à sa tête un chef qui ne représente plus leurs intérêts et qui n’a pour but que son agenda personnel. L’Égypte s’est donc débarrassée d’un autocrate pour en retrouver un autre. Avec le recul on se demande comment la situation a pu dégénérer à ce point, alors que tant d’optimisme régnait pendant le Printemps arabe. Loin d’avoir été un facteur de résolution de conflit, les élections l’ont donc amplifié.
Dès le début, les dés étaient pipés, le processus de transition orchestré par un acteur influent et ayant ses propres intérêts dans l’affaire ne pouvait pas donner lieu à une véritable transition démocratique. Peut-être aurait-il fallu que des acteurs étrangers se chargent de l’organiser, mais beaucoup n’étaient pas disposés à ce que cela arrive ou alors on les en a empêchés (les ONG internationales ont par exemple été renvoyées dans leurs pays). De plus, personne n’a voulu critiquer cette armée surpuissante, et surtout pas les États-Unis, qui se réjouissaient de voir que leurs intérêts au Moyen-Orient seraient préservés dans la tradition des gouvernements précédents. Dès le début, le processus électoral n’était donc, pas neutre du tout.
Un processus électoral qui exclut des pans entiers de la population ne peut, en effet, pas résoudre un conflit. Les élections égyptiennes n’ont fait que mettre en pause la colère qui éclatait dans les rues. Mais le gouvernement de Morsi est allé trop loin, et quand le peuple s’est réveillé et s’est rendu compte qu’on l’avait roulé, alors qu’il avait placé tant d’espoirs dans ce changement politique, son désespoir s’est fait sentir.
On peut voir que les récents évènements en Égypte se placent dans le schéma ci-après. Tout a commencé avec un manque de représentation sous Moubarak et une insatisfaction générale qui a entraîné des révoltes et celles-ci ont permis un changement de régime. Mais le processus de transition vers la démocratie, parce qu’il a été orchestré de façon illégitime par l’armée, a conduit à nouveau à un manque de représentation et à des révoltes qui ont repris de plus belle.
Pour que des élections aient vraiment un potentiel de résolution de conflit, il faut qu’elles soient organisées de façon transparente ; ce n’était pas le cas en Égypte, ce qui a faussé le jeu dès le début. Une chose est sûre, tant que les Égyptiens n’auront pas les élections libres qu’ils méritent, alors rien de bon ne pourra sortir d’un processus de transition. Ils savent ce qu’ils ne veulent plus. Même si une opposition politique efficace demande encore à être formée, les Égyptiens de tous les pans de la société sont unis dans le refus de se voir imposer un nouveau régime autoritaire.
Cependant, la situation serait encore plus inquiétante s’il n’y avait pas de manifestations, pas de résistance pour rendre visible la crise de représentativité et faire tomber la façade de la fausse démocratie.
Conclusion : la révolution continue
L’Égypte, qui hier a inspiré le monde entier avec sa révolution, est finalement tombée dans un chaos politique. Le rêve de la révolution est devenu un véritable cauchemar et une fausse transition démocratique a catalysé cette violente transformation. Cette violence est peu surprenante car elle révèle ce qui se cachait derrière la façade de la démocratie. Entre l’armée, les Frères et l’ancien régime, chacun visant à s’accaparer une partie du pouvoir, il n’y avait aucune place pour la démocratie, pourtant promesse de la révolution.
La mascarade de la « transition démocratique » terminée, il s’agit maintenant d’une bataille ouverte pour la représentation politique, pour la justice économique et de meilleures conditions de vie. En Égypte on assiste donc actuellement à une catastrophe politique avec des conséquences graves pour la population et pour l’avenir du pays. Morsi a perdu toute légitimité et les problèmes de la révolution sont toujours ancrés dans la vie quotidienne avec les conséquences que l’on connaît (économie ralentie, tissu social du pays effiloché). Or, cette situation aurait pu être évitée si l’armée n’avait pas manipulé les élections après la chute de Moubarak, et si elle avait assuré une vraie transition démocratique au lieu de garantir ses propres intérêts.
Dans une situation d’incertitude et de tensions inhérentes au post-conflit, la compétition électorale peut aboutir à un éclatement de violence, à une dégradation sévère de la situation et est donc un véritable enjeu. L’exemple de l’Égypte nous montre encore une fois la leçon à tirer : forcer tous les acteurs à jouer le jeu électoral ainsi qu’une faible participation de la population engendre une démocratie malade et est une équation qui promet la catastrophe politique. En effet, si la logique est celle du « winner takes all », les acteurs ont alors tout à perdre s’ils ne remportent pas les élections. Pourtant tous les acteurs ne sont pas capables de participer à ce jeu. Ceux qui ne le maîtrisent pas ou qui n’ont pas les moyens d’y participer –se retrouvant complètement exclus du système - finissent par s’exprimer par d’autres moyens (boycotts, manifestations, violences).
Étant donné ces difficultés, comment faire pour qu’une transition démocratique soit un succès ? Au lieu d’imposer un modèle électoral qui polarise les différents pans de la société, il faudrait sortir d’une logique de compétition, et en adopter une de construction, de réconciliation et qui permette une représentation juste de tous les acteurs. Une représentation proportionnelle serait donc plus adaptée car ainsi les intérêts du plus grand nombre seraient représentés, contrairement à un système majoritaire. Une chose est sûre, le chemin à parcourir vers un tel modèle est encore long en Égypte, néanmoins, la révolution est une première étape dans cette direction.
Notes
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(1) : STEUER Clément. “Concurrences islamistes en Egypte”, p. 28-31, Moyen Orient, N°13. Janvier-mars 2013.
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(2) : Selon Ferrié, une opposition crédible c’est une opposition « (1) dont une partie significative des gouvernés pense qu’elle peut accéder au pouvoir et (2) et dont le programme paraît grosso modo à une partie de leurs attentes. Les frères musulmans égyptiens représentent typiquement une telle opposition ». P. 43 FERRIE Jean-Noël. L’Egypte entre démocratie et islamisme : le système Moubarak à l’heure de la succession. Editions Autrement, 2008.
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(3) : Ibid.
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(4) : BEN NEFISSA Sara. “Le déblocage du débat démocratique en Egypte”, p.59-78, Maghreb-Machrek : L’Egypte : Mondialisation et démocratisation, N°181, hiver 2004-2005.
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(5) : Ibid
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(6) : Des élections législatives de novembre 2011-janvier 2012, une présidentielle au printemps et un référendum constitutionnel en décembre
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(7) : LOMBARDI Roland. « Quel avenir pour l’armée dans la “nouvelle Egypte” ? », p. 24-29, Moyen Orient, N°17. Janvier-mars 2013.
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(8) : “Au fil de l’année”, Chronologie, p. 12-85, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(9) : LOMBARDI Roland. « Quel avenir pour l’armée dans la “nouvelle Egypte” ? », p. 24-29, Moyen Orient, N°17. Janvier-mars 2013.
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(10) : ABOU-AL-FADL Reem. “Mohamed Morsi Mubarak : The Myth of Egypt’s Democratic Transition”, Jadaliyya. 11 février 2013.
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(11) : Au fil de l’année”, Chronologie, p. 12-85, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(12) : ABOU-AL-FADL Reem. “Mohamed Morsi Mubarak : The Myth of Egypt’s Democratic Transition”, Jadaliyya. 11 février 2013.
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(13) : LOMBARDI Roland. « Quel avenir pour l’armée dans la “nouvelle Egypte” ? », p. 24-29, Moyen Orient, N°17. Janvier-mars 2013.
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(14) : Ibid.
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(15) : P. 57, FERRIE Jean-Noël. L’Egypte entre démocratie et islamisme : le système Moubarak à l’heure de la succession. Editions Autrement, 2008.
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(16) : STEUER Clément. “Concurrences islamistes en Egypte”, p. 28-31, Moyen Orient, N°13. Janvier-mars 2013.
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(17) : HALIMI Serge. “Une indignation en quête de débouché”, p. 4-6, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(18) : ACHAR Gilbert cité in HALIMI Serge. “Une indignation en quête de débouché”, p. 4-6, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(19) : PRADAL François. “Suez entre salafisme et révolution”, p. 8-12, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(20) : PRADAL François. “Suez entre salafisme et révolution”, p. 8-12, Manière de Voir, N°127. Février-Mars 2013.
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(21) : ACHAR Gilbert, « Le capitalisme extrême des Frères Musulmans » p.21 Le Monde Diplomatique.
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(22) : LOMBARDI Roland, « Quel avenir pour l’armée dans la nouvelle Egypte ? » p.21-29 Moyen Orient n°17 Janvier-Mars 2013.
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(23) : Courrier International du 28 janvier 2013, « Port Saïd se transforme en cimetière ».