Bianca Zanardi, Paris, juillet 2009
La religion au coeur de la société : des questions ouvertes
Selon les religions juives, chrétiennes et musulmanes, nous sommes tous des créatures de Dieu.
Mots clefs : Fondamentalisme religieux et paix | Dialogue inter-religieux pour la paix | Christianisme | Protestants | Islam | Rechercher l’équilibre | Présenter des réformes pour un nouveau projet de société | Reconstruire la cohésion sociale | Etats-Unis
Et celui-ci nous aurait donné des règles pour nous inciter à vivre ensemble, en paix et unis. Mais alors, pourquoi y a-t-il tant de conflits au nom de la religion ? À moins que les hommes aient mal compris son message… Parfois même les croyants cachent derrière un idéal religieux des intentions beaucoup moins louables pour mener leur combat !
Comment la religion peut-elle pousser à la destruction ? En quoi les religions peuvent-elle encore contribuer à la paix ? Comment la mondialisation peut changer notre religiosité ? Comment la religion peut se mêler à la politique et avec quelles conséquences ?
Les ouvrages pris en compte pour cet article nous aideront à répondre à toutes ces questions. Nous découvrirons comme la religion est encore au centre de notre société, plus nettement dans certain cas, plus subtilement dans certains autres.
I. Paix et conflits dans la religion
Dans le passé, la religion, plus que la nationalité, était ce qui unissait les hommes, leur donnant une identité collective, grâce à quoi ils se sentaient solidaires les unes des autres. Ainsi, les guerres de l’antiquité dans le monde juif ou, plus tard, celles menées par l’Empire romain christianisé étaient conduites au nom de Dieu. Mais, précise Veillères, comme aujourd’hui, ces guerres avaient aussi, derrière leur caractère religieux, des causes moins spirituelles : conquérir une terre, anéantir un ennemi, défendre ses frontières, etc. En se réclamant de Dieu, elles prenaient une légitimité dont elles avaient besoin pour être acceptées par la population. Aujourd’hui, continue Veillères, les hommes peuvent se sentir engagés dans un destin commun parce qu’ils appartiennent à une même nation, ou bien parce qu’ils partagent des valeurs qui ne sont pas obligatoirement celles de la religion : la foi en la démocratie, par exemple. C’est la raison pour laquelle les guerres contemporaines semblent moins liées à la religion.
Toutefois, fait notaire Ferechtian, le plus souvent, les conflits religieux, dans le passé comme au présent, ont été causés par des gens qui plaçaient la religion au service de leurs propres intérêts ; au nom de la religion et de choses saintes et sacrées, ils ont mobilisé, manipulé les gens pour assouvir leurs propres desseins.
Bien sûr, dans toutes les guerres, des milliers de soldats perdent la vie au nom d’une cause qu’ils croient sincèrement juste, mais la racine de la violence ne réside pas dans leur foi, continue Ferechtian. Il faut la chercher dans les buts de ceux qui les manipulent. Pour justifier le recours à la guerre ou à la violence, ces manipulateurs ont besoin d’un prétexte mobilisateur pour l’opinion. Ils peuvent le trouver dans le nationalisme, et son corollaire, le racisme, ou dans la religion. A travers l’appel à la religion, on voit bien que la guerre n’est pas faite pour faire triompher une vérité mais pour assouvir de tenaces haines ancestrales. Tel est le cas tant dans l’histoire européenne que dans celle de l’Orient. Par exemple, les racines du conflit entre catholiques et protestants irlandais sont bien antérieures à la Réforme. De même, la guerre entre l’Iran et l’Iraq n’a pas été la conséquence de la révolution iranienne mais plutôt l’illustration d’une rivalité séculaire entre le deux pays.
Certains ont prétendu, affirme Moreau, que le conflit en ex-Yougoslavie, était aussi un conflit d’ordre religieux, mais c’était une guerre qui s’est servie de la religion comme prétexte. Les dirigeants politiques ont justifiés leurs actes cruels en manipulant les gens et en mettant fortement l’accent sur les différences religieuses.
Veillères est d’accord : l’ancienne Yougoslavie était un Etat laïque où cohabitaient, dans certaines régions, des catholiques, des chrétiens orthodoxes et des musulmans. Depuis 1945, ces citoyens vivaient ensemble en paix. Mais en 1991, les dirigeants des grandes régions (la Slovénie, la Croatie, la Serbie et le Kosovo) entrèrent en guerre car ils n’étaient plus satisfaits de la façon dont le pouvoir et les responsabilités étaient partagés entre eux. Les chefs militaires serbes et croates cherchèrent à attiser la haine entre les citoyens pour alimenter et justifier le conflit. En obligeant les citoyens à rallier l’un ou l’autre camp, ils voulaient montrer que la guerre était nécessaire puisque les chrétiens et les musulmans ne pouvaient vivre ensemble sur le même sol.
Plus récemment encore, continue Veillères, la guerre lancée contre l’Irak au printemps 2002 par les Etats-Unis montre comment la religion peut toujours être manipulée pour donner raison à ceux qui cherchent le conflit. Cherchant un argument légitime pour attaquer un pays dans lequel ils n’avaient aucun droit d’intervenir, les Etats-Unis ont prétexté la nécessité de faire une guerre contre le terrorisme. Or les dirigeants américains affirmaient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre comme les autres, mais d’une lutte plus fondamentale contre le « Mal », une « croisade » dans laquelle les Etats-Unis incarnaient le « Bien ».
Ce sont là des arguments de nature religieuse. La croisade est par excellence une guerre religieuse. Ainsi la religion joue-t-elle, aujourd’hui encore, un rôle essentiel en légitimant les actes de la première puissance mondiale.
Aux Etats-Unis, précise Froidevaux-Metterie, c’est généralement dans des contextes particuliers de crise ou de danger pesant sur la nation que le recours au vocabulaire religieux est le plus fréquent. De fait, George W.Bush a sans doute été le président américain le plus enclin à mobiliser le corpus sémantique de la religion civile, dans toutes ses dimensions : l’idée du peuple élu quand il déclare que les Américains ont été « appelés » pour débarrasser le monde du mal, le principe d’exemplarité quand il affirme que les Etats-Unis doivent « agir hardiment en faveur de la liberté » et accepter, comme en 1945, « l’appel de l’histoire pour délivrer les opprimés », et la logique messianique quand il annonce que le pays fera un jour briller la lumière de la liberté et de la démocratie sur le monde.
Mais les religions ont pour première mission de faire naître la paix et l’histoire montre qu’elles peuvent cohabiter pacifiquement : Veillères nous parle d’une cohabitation presque idéale, celle qui connut la société musulmane d’Espagne entre le VIII et le XI siècle. En Andalousie, vécurent ensemble les conquérants arabes et berbères, une population juive européenne (d’origine slave) et des chrétiens d’origine espagnole (les « Mozarabes »). Sous le règne des musulmans, ils conservèrent leur culte. N’étant soumis à la charia, les chrétiens et les juifs avaient leurs propres lois. Les jours chômés pour tous étaient ceux des trois religions : vendredi, samedi et dimanche. Le mélange des cultures, des langues et des religions provoqua l’épanouissement de toutes les grandes disciplines de l’époque : littérature, architecture, médicine, mathématiques et philosophie. Ce fut une civilisation particulièrement brillante.
Ferechtian, aborde une importante question : si une religion ne peut pas contribuer à la paix, à la tolérance et au respect d’autrui, à quoi sert elle ? Et Sœur Angès Ploix, rappelle que Jesus ne dit pas « n’ayez pas d’ennemis » mais « aimez vos ennemis ».
Pour contribuer à la paix, les religions ont le devoir, selon Berghino, de se déshabiller de leur ancienne et presque unique mission de prosélytisme.
Et Moreau souligne que les points communs sont plus nombreux que les différences et cite Shakyamuni « Je ne peux pas laisser quelqu’un souffrir ». C’était aussi le message de Jésus-Christ et de Mahomet : « Tous ces hommes allaient vers ceux qui souffraient et leur tendaient la main pour leur donner de l’espoir. Ils ressentaient la souffrance des autres, partageaient avec eux peine et affliction. Revenons vers ce point originel, l’amour de l’humanité, caractéristique des fondateurs de chaque religion ».
Il est nécessaire de s’enrichir constamment des autres, et on peut penser que ce n’est pas toujours suffisamment abordé dans l’éducation, les médias et parmi les citoyens, continue Moreau. Car il y faut beaucoup d’écoute et d’humilité, en prenant garde aux stéréotypes et autres préjugés. Une parabole bouddhique relatée dans un sûtra, les aveugles et l’éléphant, dit à peu près ceci : sept aveugles s’approchent d’un éléphant et chacun d’eux vient à le décrire. Le premier se saisit de la queue et affirme qu’un éléphant ressemble fort à une brindille, le second attrape la trompe et s’écrie « pas du tout, un éléphant est comme une belle branche », le troisième entourant une patte de ses bras nie vigoureusement et assure que l’éléphant n’est rien d’autre qu’un gros tronc d’arbre, le quatrième palpant le ventre certifie qu’un éléphant est une sorte de tapis rugueux et plissé, le cinquième touchant une défense hurle qu’un éléphant n’est autre qu’un pieu effilé, le sixième se hissant jusqu’à l’oreille prétend alors qu’un éléphant peut se comparer à une feuille de nénuphar, tandis que le septième caressant le flanc de l’animal le compare à un mur lisse. La parabole conclut alors en comparant les êtres humains à ces sept aveugles, se disputant sans cesse pour tenter de comprendre une même réalité (la vie) qu’ils ne perçoivent que partiellement, sans vision globale, sans sagesse, sans dialogue.
II. La mondialisation et la religion
L’islam est définitivement passé à l’Ouest. Non pas sous la forme d’une conquête ni de conversion massives, mais pour un déplacement volontaire de populations musulmanes, venues chercher du travail ou de meilleurs conditions de vie en Occident. Cette situation d’islam minoritaire n’est pas totalement inédite, mais elle prend d’autant plus d’importance que l’espace musulman traditionnel est aussi traversé par le phénomène de la mondialisation. C’est au moment où les frontières entre grandes civilisations s’effacent que l’on voit apparaître des théories et des mouvements qui visent justement à redonner vie à ces fantômes : du « clash » au « dialogue » des civilisations, en passant par le communautarisme sous toutes ses formes, ethnique ou religieux, ce sont des nouvelles frontières qui s’établissent, mais dépourvues de tout territoire concret. Elles se fixent dans les esprits, les comportements et les discours. Elles sont revendiquées avec d’autant plus de violence qu’elles sont à inventer. Olivier Roy nous parle des effets de la mondialisation sur la religiosité musulmane.
Il introduit à ce propos le terme « réislamisation », c’est à dire un processus de déculturation, d’effacement des cultures d’origine au profit d’une forme d’occidentalisation. La réislamisation, c’est la conscience que l’identité musulmane, jusqu’ici simplement considérée comme allant de soi parce que faisant partie d’un ensemble culturel hérité, ne peut survivre que si elle est reformulée et explicitée, en dehors de tout contexte culturel spécifique, qu’il soit européen ou oriental.
Roy souligne ici un malentendu fréquent : l’idée que l’occidentalisation de l’islam conduit forcement à une libéralisation de l’islam. En fait, l’occidentalisation est non seulement compatible avec un nouveau discours fondamentaliste, mais peut même le favoriser tout en adoptant largement une vision occidentale des valeurs et des enjeux. Derrière la prétention des activistes à se référer à la seule époque du Prophète et à refuser toute influence du monde non musulman, ils voient bien dans la globalisation une opportunité pour reconstruire l’oumma (communauté universelle des croyants) ; ils transforment leur faiblesse (être des produits marginaux de la globalisation) e stratégie (reconstruire l’oumma sur les ruines des cultures existantes).
La nouveauté apportée par le passage à l’Ouest de l’islam, c’est la déconnection de l’islam comme religion d’avec une culture concrète. Cela conduit les acteurs à devoir reformuler par eux-mêmes une religion qui n’est plus portée par l’évidence sociale. Cette démarche est d’abord individuelle, car les instances collectives (parents, pression sociale, corps des oulémas, législation étatique) ne fonctionnent plus, ni pour dire ce qu’est l’islam ni pour imposer un certain conformisme du comportement et des pratiques. Fidéisme, autoproclamation, quête individuelle du salut, anti-intellectualisme, recherche d’une éthique quand la norme juridique ne fait plus sens : on retrouve ces traits dans d’autres religion : le fondamentalisme protestant américain insiste sur cette jouissance de la foi, sur le vécu du religieux comme rencontre personnelle entre soi et Dieu. Et les conséquences sont les mêmes : on passe d’un universel à une communauté particulière. Ce qui change n’est pas la religion (un dogme et des rites), mais la religiosité, c’est à dire la manière dont le croyant construit et vit son rapport à la religion.
L’apparition d’une deuxième, voire troisième génération d’enfants d’immigrés, nés et éduqués en Occident, contribuent à dissocier l’islam européen du Moyen-Orient. En outre, à côté de l’immigration économique, s’est développée une population mobile, en général éduquée, qui est effectivement transnationale pour différentes raisons. Cela va de l’exode de spécialistes aux réfugiés politiques, en passant par les étudiants qui ne rentrent pas au pays. La mondialisation du cursus universitaire (PhD et usage de l’anglais) produit aussi une catégorie d’intellectuels sans frontières.
On assiste à la création de nouvelles identités, qui peuvent s’incarner dans des sous-cultures et donner ainsi l’impression du maintien d’identités d’origines, alors qu’il s’agit toujours d’identités recomposées.
La séparation entre religion et culture est donc un fait. La reconstruction néo-ethnique n’est qu’une manière illusoire de rétablir un lien nécessaire entre religion et culture, en définissant une contre-société ou une sous-culture dans une ensemble qui n’est pas musulman. Illusion, parce que en fait c’est la société dominante, l’autre, qui définit non seulement la place mais la nature même de ce qu’on appellerait la « communauté musulmane ».
Le passage à l’Ouest modifie donc le rapport à la religiosité qui prévalait dans le pays d’origine, pour trois raisons : la dilution de l’identité et de la communauté ethnique d’origine, l’absence d’autorités religieuses islamiques légitimes dans le pays d’accueil, qui puissent dire ce qu’est la norme, et enfin l’impossibilité d’une coercition juridique tout autant que sociale, communautaire et coutumière, qui inscrive la pratique religieuse dans l’ordre de l’évidence et du conformisme social. La religiosité doit donc s’éprouver comme choix et comme foi. Ce qui était simple car dans le non-dit, dans l’habitus, dans le consensus, doit soudainement se formuler explicitement. Ce qui prévaut alors n’est pas le pessimisme profond des islamistes radicaux, mais, au contraire, la quête du bonheur et de l’insertion dans la société.
C’est aujourd’hui la problématique du voile volontairement porté : il est réappropriation et affirmation de soi, et non plus signe de conformisme social.
Tant la reconstruction humaniste de l’islam que les nouvelles formes de fondamentalisme radical relèvent d’un même processus d’individualisation, d’une même réaction à la perte de l’évidence. Effort sur soi, quête du salut, relation directe à Dieu sans passer par des intermédiaires, qu’il s’agisse d’un parti, d’institutions savantes ou de théologiens : tous ces éléments se retrouvent aussi bien chez les tenants d’un néo-fondamentalisme radical que chez ceux qui développent un spiritualisme humaniste.
La foi n’est pas soutenue par la culture ambiante ou par les lois : elle devient donc le centre de la préoccupation du croyant, d’où cette interrogation sur sa propre foi, sa propre sincérité, proche du christianisme et totalement absente dans un contexte de société islamique.
La déstructuration des sociétés traditionnelles et la refondation de communautés imaginaires à partir de l’individu, phénomènes de la globalisation contemporaine, contribuent à l’extension du néo-fondamentalisme.
Deux éléments définissent pour Roy le néo-fondamentalisme : son scripturalisme théologique et son anti-occidentalisme culturel. Le néo-fondamentalisme représente une vision très stricte et littéraliste du message coranique : tout se ramène au Coran, à la sunna du Prophète et à la charia. Il est indifférent à la question sociale, il refuse de s’intéresser à la philosophie et à la science politique (alors que les islamistes sont des grands lecteurs, même critiques, de la philosophie occidentale). Il est très réticent devant toutes les formes d’intégration aux sociétés occidentales. Cette volonté de faire table rase, fonctionne encore mieux quand les cultures traditionnelles ont été affaiblies par l’émigration ou la globalisation, sans être pour autant relayées par une assimilation à la nouvelle culture dominante
Le néo-fondamentalisme est donc obsédé par le retour au « vrai islam ». Il veut épurer les pratiques du croyant de tout ce qui ne relève pas du seul islam et il définit ainsi un musulman abstrait, dont la pratique serait la même quel que soit l’environnement culturel et social. En ce sens, le néo-fondamentalisme est explicitement un agent de déculturation, dans la mesure où il s’efforce dépurer la foi du croyant et de ramener sa pratique à un ensemble fermé de rites, d’obligations et d’interdits, en rupture avec l’idée même de culture.
Il participe donc de la globalisation, dans le sens où les identités qu’il permet de mettre en œuvre ignorent territoires et cultures. L’islam ainsi épuré devient de fait compatible avec n’importe quel contexte social, à condition de vivre dans une communauté imaginaire. Le néo-fondamentalisme est très clairement un produit et un agent de la déculturation des sociétés musulmanes, ce qui explique son succès et son transnationalisme.
On comprend qu’il prenne pied chez des jeunes qui sont déjà déracinés, déculturés et désocialisé. Mais si cette individualisation est possible, c’est aussi parce qu’elle est déjà en marche, déclenchée par d’autres phénomènes, de la crise du tribalisme à la rupture entre générations consécutives à l’immigration.
Ce qui est nouveau et propre aux années 1990, c’est la radicalisation politique des néo-fondamentaliste, dont toute une partie est devenue « jihadiste », c’est à dire privilégie la lutte armée plutôt que la prédication religieuse. Ils voient le conflit en termes de lutte entre deux civilisations, l’islam et l’Occident, dont l’expression militaro-politique est l’empire américain. Les jihad qui mobilisent des combattants internationalistes son tous à la périphérie du monde musulman (Bosnie, Kosovo, Tchétchénie, Afghanistan, Cachemire, Philippines) et les volontaires de ces jihad sont aussi des « périphériques », pour la plupart, soit par leur origine, soit par leur trajectoire individuelle. La plupart d’entre eux, et surtout les plus jeunes, se sont réislamisés dans le déracinement, en Occident, à travers une triple rupture : avec le pays d’origine, avec la famille et avec le pays d’accueil. Ils sont des produits de l’acculturation et de la reconstruction identitaire.
En France, l’engagement militant au nom de l’islam est le fait de jeunes musulmans de deuxième génération ayant une faible formation religieuse, scolarisés, mais en échec professionnel ou déçus par les prospectives de promotion sociale. L’islam est pour eux une occasion de recomposition identitaire et protestataire.
III. La religion et la politique
Les Etats-Unis présenteraient le cas unique, dans le monde occidental, d’une démocratie réservant à la religion une place à part dans la vie politique : cette affirmation fait aujourd’hui figure de lieu commun. En ne retenant que les manifestations d’une certaine religiosité publique, on oublie de rappeler que la République américaine est fermement laïque, le Premier amendement garantissant la séparation des Eglises et de l’Etat. Surtout, on passe à côté de la spécificité de ce pays qui explique le sentiment d’étrangeté qu’il inspire souvent.
Camille Froidevaux-Metterie nous parle des deux forces contradictoires qu’y coexistent : un esprit de religion que l’on peut ramener à la volonté de placer l’ordre civil sous tutelle chrétienne, et un esprit de laïcité qui tend à l’inverse à cantonner la religion dans la sphère privée.
Après la première vague de peuplement conduit en Virginie à partir de 1609 par des Anglais désireux surtout de trouver fortune, les vagues suivantes sont le fait de calvinistes radicaux. Ils fondent de véritables Eglises d’Etats et institutionnalisant la discrimination à l’encontre de ceux qui confessent une autre foi : expulsions, interdictions aux emplois publics et autres excommunications sont pratiques courantes.
Rien n’est donc plus faux, que de faire remonter le principe de la tolérance religieuse, et son corrélat pluraliste, aux origines prérévolutionnaires de la nation américaine. Les colonies ne sont pas pensées comme des asiles ouverts à tous, mais comme des communautés de personne soigneusement sélectionnés pour leur rectitude morale et disposée à vivre au sein d’un ordre conjointement civil et religieux.
Mais bientôt le conservatisme social qu’impliquait la théologie calvinienne cède face au dynamisme d’une économie en plein essor. C’est ainsi que les Américains commencent d’envisager la chose politique sans toujours se référer au modèle d’un contrat avec Dieu. La conduite des affaires séculières apparaît bien plus désormais comme le moyen de garantir la liberté des individus. A partir du moment où l’on délie la gestion des affaires temporelles de toute dépendance à l’égard du divin, les affaires spirituelles ne peuvent plus être conçues que comme pleinement autonomes elles aussi : c’est l’affirmation de la liberté religieuse dans les colonies.
A partir du 1740, un vaste mouvement de revitalisation spirituelle, la Grand Réveil (Great Awakening) se traduit concrètement par une vague de conversions qui ramène les colons dans les églises : c’est de ce cycle de rénovation que naît le courant protestant connu sous le nom d’évangélisme (Evangelicalism).
D’un point de vue théologique, les évangéliques partagent avec les puritains une croyance ferme en la vérité absolue de l’Ecriture, mais ils s’en distinguent par un optimisme anthropologique qui leur fait promettre le salut à tout homme prêt à faire l’effort de la régénération morale et spirituelle.
En 1776, on dénombre désormais dix-sept grandes familles confessionnelles réparties en plus de 3200 congrégations. Ce fait de la diversité contribue à la diffusion progressive de l’exigence de tolérance, c’est la naissance d’un trait typique de la vie religieuse américaine, le pluralisme dénominationnel.
Si la Déclaration d’indépendance de 1776 attribuait au « Créateur » les droits inaliénables conférés à l’homme, si les articles de la Confédération de 1777 évoquaient le « Grand Gouverneur de l’Univers », et si la plupart des constitutions des Etats reconnaissent explicitement l’existence d’une relation entre le dieu des chrétiens et l’ordre civil, la Constitution fédérale de 1787 ne mentionne ni Créateur, ni Grand Gouverneur, ni Etre suprême : Dieu y reste introuvable.
Après la ratification de la Constitution, le premier président des Etats-Unis, George Washington, s’engage à ce que son gouvernement « qui n’admet pas le fanatisme ni n’encourage la persécution » assure, plus que la libre coexistence des différentes confessions, leur égalité de principe, en échange de quoi leurs membres lui apporteront un soutien inconditionnel.
Cependant, en dépit de cette volonté nettement séparatiste, la situation prévalant dans la majorité des Etats est bien celle d’un entrelacement des ordres spirituel et temporel.
C’est à la Cour suprême qu’il revient d’assurer la pérennité et la solidité du dispositif laïque de la République américaine ; c’est elle aussi de ce fait qui dispose du pouvoir d’infléchir la jurisprudence dans un sens ou dans un autre. A partir des années 1940, c’est l’option « séparatiste », conduite par le juge Hugo Black, qui l’emporte avec un éventail de décisions allant toutes dans le sens d’une consolidation du Premier amendement. Se tournant vers l’histoire, le juge Hugo Black rappelle que l’affirmation constitutionnelle de la liberté religieuse s’enracine dans une double expérience de l’intolerance : d’une part, c’est pour fuir des persécutions religieuses que les premiers colons ont débarqué sur les côtes du Nouveau Monde et, d’autre part, des minorités confessionnelles ont subi de violentes discriminations sur le sol américain même.
La tendance va s’inverser dans les années 1980, sous l’impulsion du nouveau président de la Cour, William Rehnquist. Celui-ci va infléchir la jurisprudence du Premier amendement dans un sens nettement moins séparatiste. Ce revirement de tendance sera confirmé dans les années 2000 avec la nomination de deux nouveaux juges ouvertement favorables à une interprétation étroite da la clause de non- établissement. En la circonscrivant à l’interdiction d’ériger une religion nationale, ses partisans vont rendre possible l’aide de l’Etat fédéral aux organisations confessionnelles.
C’est dans le années 1940, au moment où la Cour suprême prend les premières grandes décisions relatives au Premier amendement, que les évangéliques réinvestissent la scène publique américaine : la « National Association of Evangelicals » est créée en 1942 avec l’objectif affiché de s’impliquer dans la vie civile.
En 1973, la décision de la Cour suprême qui légalise l’avortement provoque un véritable séisme dans les milieux protestants conservateurs. La réaction est immédiate : on voit éclore une multitude de lobbies politico-religieux s’engageant « pour la vie, la famille, la morale et l’Amérique » et « contre l’avortement, le divorce et l’humanisme séculier ». Ces organisations fournissent sa base militante à la droite chrétienne qui fait son entrée sur la scène politique américaine en s’imposant au sein du parti républicain comme une composante avec laquelle il faut désormais compter.
Dans les années 1980, la droite chrétienne peut afficher son intention de faire élire des hommes favorables à ses valeurs. Elle déclare son soutien au parti républicain et, en 1984, apport 4 millions de voix à Ronald Reagan.
Durant sa campagne, Ronald Reagan a multiplié les signes en direction des électeurs religieux, en adoptant un programme anti-Equal Rights Amendement et anti-avortement. Une fois élu cependant, Reagan va à nouveau briser les espérances de la droite chrétienne en refusant de faire pression sur le Congrès pour soutenir ses principales revendications.
Les cartes du jeu politico-religieux ont récemment été mélangées, leur redistribution faisant émerger des configurations inédites. Dans le camp conservateur d’abord, une nouvelle génération s’impose progressivement, qui se différencie de l’ancienne autant par ses méthodes que par les revendications qu’elle porte sur la scène politique. Dans le camp libéral ensuite, on assiste à cet étrange phénomène d’un parti démocrate qui se souvient soudainement que la religion est une variable qui compte. Aidé en cela par des évangéliques progressistes désireux de ne pas abandonner aux républicains le monopole des valeurs chrétiennes, il accompagne la réémergence de la gauche religieuse.
En fait, le groupe le plus important numériquement et le plus influent socialement, celui qui donne à la société américaine cette coloration religieuse qui ne cesse de nous intriguer, c’est le groupe des évangéliques. Ceux-ci se distinguent des fondamentalistes par une acceptation plus positive de la société sécularisée et par le choix qu’ils font d’entrer dans la dynamique sociale et d’intégrer les institutions politiques.
En 2001, 87 % des jeunes évangéliques et 80% des plus âgés (plus de 30 ans) approuvaient la politique de G.W.Bush ; en 2007 ces taux tombaient, respectivement à 45 % et 52 % (sondages Pew Research Center, septembre 2007). Pour la première fois depuis des décennies, l’indentification des évangéliques au Grand Old Party est passée en dessous de la barre des 50 %. Pour Marvin Olasky, éditeur du magazine évangélique World et ancien conseiller de G.W.Bush, il faut se rendre à l’évidence : le parti républicain n’a pas su conserver la faveur des électeurs religieux, l’histoire d’amour s’est brisée sur la guerre en Irak et les maigres avancés dans le domaine des valeurs.
A l’orée de la campagne présidentielle de 2008, un constat s’imposait d’évidence : les démocrates devaient revenir vers les plus fervents des citoyens.
Le projet de la gauche religieuse est ambitieux : il s’agit de convaincre les électeurs évangéliques qu’il existe une alternative politique à la droite chrétienne, sans effrayer les démocrates « séculiers » (secular Democrats) qui rejettent la religion ou, à tout le moins, la cantonne dans la sphère privée.
B.Obama a donc manifesté une forte volonté de rapprocher les démocrates des questions de foi, déplorant l’attitude prévalant jusque-là de ne pas prendre en considération la dimension religieuse du peuple américain: « il est temps » a-t-il déclaré « que nous participions à un débat sérieux sur les moyens de réconcilier la foi avec notre démocratie moderne et pluraliste ». L’objectif est explicitement abordé : il ne faut pas abandonner le camp religieux aux leaders protestants radicaux, mais chercher au contraire à établir une relation avec les évangéliques et, au –delà, avec tous les Américains religieux. Pour la première fois depuis Jimmy Carter, un candidat démocrate à l’élection présidentielle s’est tourné vers cet électorat.
Selon Camille Froidevaux-Metterie donc, le concept rousseauiste de religion civile trouve outre-atlantique un nouveau souffle à la faveur d’un contexte politico-religieux non conflictuel. A la religion de la République, telle qu’elle se déploie dans le cadre français se substitue aux Etats-Unis une religion dans la République qui s’accommode de la laïcité et qui permet de résoudre la tension constitutive de toute l’histoire américaine entre esprit de religion et esprit de laïcité.
La religion civile combine un cadre formel précis permettant d’associer chaque citoyen au culte de la nation, avec un ensemble de principes qui confère à la République américaine un destin unique et éminent : les Pilgrim Fathers avaient pour ambition de fonder un monde nouveau et exemplaire, leurs descendants se doivent de tenir allumée la flamme de ce projet.
Mais attention : il ne s’agit pas d’une religion au ses strict du terme, car elle ne fournit pas de justification ultime à la finitude humaine. La religion civile américaine désigne simplement ce phénomène de religiosité minimale qui caractérise les Etats-Unis et qui rend ce pays si différent en apparence des autres nations occidentales. Théisme, exemplarité et messianisme forment ensemble le socle spirituel sans lequel l’immense majorité des Américains considéraient leur destinée nationale comme vide de sens.
L’utilisation des symboles et du vocabulaire religieux fait partie intégrante de la vie politique. Ces outils ont une fonction précise, plus exactement deux fonctions : d’une part, entretenir le sentiment de l’unité nationale par la réactivation rituelle d’éléments appartenant au passé fondateur et, d’autre part, susciter un courant d’adhésion propre à nourrir la ferveur populaire autour d’un projet ou d’un homme. Dans tous le cas, il s’agit de rappeler au peuple américain qu’il forme une communauté spéciale, capable de relever tous les défis.
Si l’Amérique ne s’est pas transformée de bras armé du messie chrétien en messie d’elle même , c’est d’une part qu’elle n’a jamais prétendu évangéliser le reste du monde, c’est d’autre part qu’elle s’est toujours pensée comme l’incarnation d’une certaine vérité, la vérité libérale et démocratique.
Conclusion
De la lecture transversale des ouvrages émerge clairement que, malgré le fait que les conflits d’aujourd’hui sont de moins en moins liées à la religion (et quand il les sont, elles cachent des motivations beaucoup plus pragmatiques), la religion en soit est toujours part intégrante des dynamiques politico-sociales.
Des nouvelles dynamiques liées à la globalisation émerge un nouveau type de religiosité voit le jour, plus individualiste. Les courants fondamentalistes que prospèrent en occident trouvent un terrain fertile dans la désorientation liée à la perte des traditions religieuses.
La religiosité américaine ne semble pas, au contraire, subir des changements majeurs. Elle apparaît plutôt osciller entre une revendication laïque qui a été toujours présente depuis les origines et une forte tendance religieuse et messianique qui influence plus ou moins ouvertement la politique du pays. L’alternance de ces deux courantes est une garantie d’équilibre pour l’Etat.
Notes
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Claire Veillères Guerre et paix. Paix et conflits dans la religion
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Laurent Dervieu Religion, paix et non-violence
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Olivier Roy L’islam mondialisé
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Camille Froidevaux-Metterie Politique et religion aux Etats-Unis