Fiche d’expérience

, Grenoble, janvier 2018

Edouard Glissant : Des outils pour repenser l’identité

Mots clefs : France | Caraïbes

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Édouard Glissant (1928-2011) arrive en France après la fin de la guerre. C’est déjà un poète, c’est déjà un écrivain, ça va devenir un intellectuel. Il va s’attacher à inventer un langage nouveau. Dès la fin des années 40 / début des années 50, il se dit que puisqu’on a vécu le colonialisme et qu’on veut le dépasser, il nous faut inventer le langage du monde d’après. Ce langage n’existe pas car toutes les langues sont déjà connotées par la domination et par le racisme. Il va cheminer avec des gens comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans le mouvement de la déconstruction.

Glissant, comme Fanon et Césaire, a eu sa période militante. Pour l’anecdote, Glissant racontait ses aventures de Paris à Marseille, avec en poche de l’argent fourni par le Front de libération nationale (FLN) qu’il devait amener à des résistants antillais au Maroc, où il s’est couché car il était recherché par la police et que les deux militants FLN qui l’accompagnaient étaient munis de kalachnikov.

Glissant a été interdit de séjour aux Antilles, pendant près de 10 ans, car il a créé la première organisa-tion politique antillo-guyannaise, pour l’autodétermination des Antillo-guyannais. Il a toujours eu une approche décalée mais toute aussi engagée que Fanon ou Césaire. Cependant, Glissant portait son ana-lyse du système colonial plutôt sur les propositions pour y mettre fin. Sa question fondamentale c’est avec quels mots va-t-on nommer un monde — qui n’existe pas — alors que nos concepts, nos langages, sont contaminés par les dominations, par le racisme, par le sexisme. Tout le travail qu’il mène avec des chercheurs des Caraïbes, mais aussi avec Deleuze et Guattari, c’est un travail d’invention de concepts, d’un imaginaire, pour un monde qui n’existe pas encore. Ce qui me plaît, c’est que ces propositions ont été en constante amélioration. Par exemple, quand il dit, dans les années 50, « Agis dans ton lieu, pense avec le monde », c’est en fait le slogan altermondialiste « Think global, act local ».

Les trois extraits sont tirés de La Cohée du Lamentin, publié en 2005. La cohée désigne une partie de la baie de Fort-de-France. C’est un terme très ancien, mais on ne sait pas ce qu’il veut dire. Et Glissant a beaucoup poétisé sur la cohée.

Table : On a remarqué la différence énorme qu’il y a entre la « mondialité », mot que je découvre, et la « mondialisation ». Ils paraissent presque opposés, parce que quand on pense à la mondialisation, on pense plutôt à l’uniformisation. Alors que la « mondialité » est plutôt créative.

« La mondialité est cette aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un espace-temps qui pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit à la fois unique et multiple, et inextricable. C’est la nécessité pour chacun d’avoir à changer ses manières de concevoir, d’exister et de réagir dans ce monde-là. »

Extrait de La Cohée du Lamentin

Kenjah : Sur la « mondialité », tu as eu le bon ressenti. Pour Glissant, comme Fanon et Césaire, la mondialisation commence avec la mise en relation des trois continents. Donc la culture esclavagiste caribéenne, des États-Unis et d’Amérique latine est la première culture mondialisée. C’est là que la mondialisation se met en place.

Je saute des étapes pour arriver à la proposition qui fait le plus jaser dans les Antilles : Glissant ex-plique que le monde est en train de se créer autour de nous. C’est quoi une culture créole ? Pour Glissant, c’est une culture où des cultures se sont rencontrées et ont donné lieu à un résultat imprédictible. Contrairement au métissage dont le résultat est toujours prédictible. D’ailleurs, pour les trois auteurs, le métissage est une réflexion racialisée. Quand on pense métis, on pense souvent à une couleur de peau. Glissant me disait « Tu vois un couple métis, ils sont différents mais culturellement, ils sont toujours occidentaux. On porte le détail sur des nuances de couleur de peau, mais il n’y a pas de mélange du point de vue culturel. » Toute la pensée du métissage se déroule à l’intérieur de la pensée occidentale. On peine à discerner le croisement des valeurs et des formes esthétiques qui crée quelque chose de nouveau. Pour Glissant, la mondialisation est un système organisé de domination. Mais qui crée des rencontres imprévisibles qui forment la mondialité. C’était ça la lutte pour Glissant, c’était de sortir du système de domination pour aller vers la création.

Table : Sans me perdre, puis-je me retrouver à un moment, sans se dénaturer ? On a parlé de la peur de l’autre et de la peur du changement. Quelqu’un a parlé de l’idée de sortir du conformisme. On s’est tous arrêté sur l’expression « insurrection de l’imaginaire », qui est le cœur de la pensée. Il faut déjà changer l’imaginaire, avec une certaine violence, en tout cas avec rupture, pour sortir de la domination et de notre cadre de pensée. La dernière partie de la phrase veut dire que ce qui est immuable, c’est que rien n’est immuable. Du coup l’identité n’est pas figée, l’histoire de la Nature est remise en question à ce moment-là. L’insurrection doit être un moyen pour créer des passerelles. Ce qui est intéressant, c’est que l’insurrection doit précéder le fait de vouloir. Ce n’est pas la pensée qui nous amène a changer le cadre, c’est de changer le cadre qui nous permet de vouloir changer les choses. On voit aussi cette idée de pluralité.

Kenjah : L’insurrection de l’imaginaire me renvoie à chaque fois à Gramsci : on ne pourra pas changer la société si on ne change pas la manière dont la perçoit et on la vit. Gramsci disait : « L’hégémonie culturelle précède l’hégémonie politique. » Il s’agit d’imposer des formes, des idées et des slogans qui puissent synthétiser la situation présente. C’est tout un travail culturel qui est à faire. La question qui est posée là, c’est la question du rôle de la culture. Dans des sociétés fragiles comme la nôtre, la société martiniquaise, il y a des crispations. Mais il y en a aussi dans de grosses sociétés, comme la société française, notamment sur l’identité. Cette mondialisation nous crispe. Le texte de Glissant est un appel à la décrispation. Oui les choses changent, mais cela ne veut pas dire que nous ne demeurons pas. Il faut laisser tomber cette idée que l’identité est immuable et figée depuis des siècles. C’est donc un appel à la rencontre, à affronter cette période de bouleversement des identités, tout en conservant quelque chose à l’intérieur de nous qui permettrait de parler de continuité. Cette chose, c’est le cheminement de l’imaginaire.

Cet avertissement est fort : il parle aussi bien aux petites sociétés qu’aux grosses. Dès qu’il y a une crise, il y a ce réflexe de retour à la tradition, sans se rendre compte que la tradition n’est pas si ancienne que ça. Qui se dénature ? Celui qui croit être dans une identité figée. En acceptant d’échanger avec l’autre, je ne me dénature pas et j’abandonne cette idée que je suis une statue immuable. J’accepte l’errance sans me perdre.

Table 1 : La créolisation est plutôt une création en devenir, celle de l’identité, qui se forge à la frontière entre deux personnes, entre deux peuples, entre deux cultures. Cette histoire qui s’écrit procède à la fois de l’un et de l’autre, sans appartenir totalement ni à l’un ni à l’autre. Chacun conserve une part de ses racines qui sont transformées au contact avec les autres. La question qui se pose est est-ce que ce nouvel équilibre va créer une mondialité plutôt qu’une mondialisation ? Est-elle plus facile en milieu urbain, grâce au brassage des populations ?

« La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales média-tiques et artistiques. »

Edouard Glissant, entretien au journal Le Monde (2005)

Table 2 : Je voudrais souligner quelque chose qui m’a davantage marqué. La créolisation, c’est se dire que tout est possible. Qu’il faut sortir d’une pensée pré-construite, d’un modèle formateur du prêt-à-penser. Qu’il faut rêver et construire la mondialité dans un échange multidimensionnel qui enrichit l’autre sans se perdre soi-même. S’auto-construire ce monde en sortant des injonctions d’un modèle capitaliste, impérialiste, sexiste, raciste, qui divise les individus dans un consumérisme universalisant, plutôt qu’il unit les gens dans leur pluralité.

Table 3 : Je pense à Alain Finkielkraut, qui a écrit L’Identité malheureuse. J’ai essayé de lui répondre, mais ça n’a pas abouti. Cette fameuse identité n’existe pas. Finkielkraut fait référence à la France qui aurait perdu son identité à cause de certains immigrés. Or, ce que j’ai remarqué, c’est que le christianisme est un des piliers de l’identité française. Mais le christianisme vient d’Orient. Parce que si mes souvenirs sont exacts, le Christ est né à Nazareth et pas à Morlaix ! Les Sarrasins sont restés très long-temps en Espagne et dans le sud de la France. Ils ont laissé des gènes et ils ont laissé une culture, comme les troubadours ou les textes que je lis aussi bien en français qu’en arabe. Je pense aussi à Nicolas Sarkozy qui disait — certainement par ignorance — que «l’Homme africain n’était pas assez rentré dans l’Histoire ». Alors qu’on sait tous ce que l’Afrique apporte au monde depuis des millénaires. L’identité est créole et universelle depuis que le monde existe. Pour citer Jean-Paul Sarte : « Je suis un universel singulier. »

Table 4 : Ces trois auteurs ont écrit des textes exceptionnels. Tout à l’heure, vous avez dit que Césaire était Martiniquais et non Africain. Césaire, dans son parcours littéraire, a aussi sa place dans la négritude. Chez l’éditeur Présences africaines, il n’y avait que les intellectuels noirs en conformité avec la politique de la France à ce moment-là. Parfois, quand je dis que je suis Français, on me demande d’où. Cela veut dire que quand on ne sait pas où l’on va, il faut retourner d’où l’on vient. Césaire et Fanon se sont beaucoup plus tournés vers l’Afrique que Glissant. Lui a parlé de tout-monde et de créolisation. Mais il a aussi expliqué que deux principes s’opposaient : d’un côté, il y avait déjà le créole lui-même, de l’autre la colonisation. Ces deux systèmes ont créé un autre Homme, l’Homme antillais. Glissant était très prolixe. Il voulait montrer que l’Homme noir était tout aussi capable de maîtriser la langue française que l’Homme blanc et faire comprendre aux colons que la langue n’est qu’un instrument.

Kenjah : Je voudrais insister sur un aspect. La racine unique tue autour d’elle. La notion d’identité nous traverse tous mais elle est remise en cause car on vit une époque où les frontières se relativisent. Glissant et Deleuze vont réfléchir au fait que l’identité n’est pas un phénomène unique. Ils théorisent deux formes d’identité. D’une part l’identité racine unique, l’identité atavique, c’est-à-dire l’identité des peuples dominants et forts, ceux qui ont une Genèse (pour eux, la Genèse est un texte sacré qui va légitimer la possession d’un territoire). Cela donne l’image du grand arbre, qui pousse dans la verticalité. Sauf qu’en Afrique, un proverbe dit : « À l’ombre du baobab, il ne pousse rien. » Le grand arbre domine et tue tout autour. L’autre forme d’identité est le rhizome. Il part de manière incertaine. Il ne s’impose pas sur la Terre, il ne tue rien autour, il essaye de s’adapter au terrain. Il resurgit de manière imprédictible. Le rhizome va dans l’étendue, c’est un réseau. Pour Glissant, ces deux formes d’identité s’affrontent.

Commentaire

Ali Babar Kenjah propose de repenser le monde avec Aimé Césaire, Frantz Fanon et Edouard Glissant. Une petite centaine de personnes ont pensé avec lui le lundi 22 janvier 2018 à partir de citations des maîtres penseurs, qui chacun pouvait commenter selon ses sensibilités. Cette soirée était organisée dans le cadre d’une soirée de l’Université populaire de la Villeneuve et son cycle « Que reste-t-il du passé colonial » (2017-2018). Son objectif est de poser la question de la pertinence du passé colonial pour comprendre le présent et d’imaginer notre futur.

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