Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Partage du pouvoir : le fédéralisme à la russe
Les caractéristiques historiques et géographiques de la Russie font que la relation de pouvoir entre le centre et les régions est délicate. Du fait de cette complexité, la législation doit être très claire. La conjoncture socio-économique et politique rend la tâche de toute délégation du pouvoir encore plus difficile. On constate d’énormes disparités de richesses et de revenus entre les 89 régions et au sein même des régions. Cette diversité nuit à l’efficacité de la gouvernance dans la Fédération.
Mots clefs : Analyser des conflits du point de vue politique | Russie
La complexité du fédéralisme russe
En 1991, l’Etat est un concept en déclin, considéré comme une institution prédatrice et conservatrice, au profit des nations, des communautés, et de l’économie de marché. A partir de 2000, sous l’influence de Poutine, l’Etat réinvestit une place centrale, il est omniprésent dans les préoccupations et les politiques des dirigeants. En Russie comme ailleurs, l’enjeu du pouvoir se situe bien au cœur de la machine des institutions publiques.
Mise en perspective historique (1991-2000)
Pour s’affirmer face à Gorbatchev, Eltsine a encouragé la prise d’autonomie des territoires de l’URSS parmi lesquels 15 républiques ont déclaré leur indépendance conduisant à l’éclatement de l’Etat en décembre 1991. Les trois traités de la Fédération de Russie, signés en 1992, ont codifié le système fédéral autour de multiples entités sur des bases distinctes : sur les 89 régions, 21 républiques correspondent à des groupes ethniques. Les Républiques disposent d’une plus grande autonomie dans la gestion de leurs ressources naturelles, l’élection de leur président, la gestion des affaires extérieures, l’adoption d’une constitution propre…
Le pouvoir central sous Eltsine était faible car les citoyens n’avaient pas confiance dans les institutions fragiles. L’Etat ne remplissait pas ses fonctions de régulation et sa politique n’était pas appliquée dans les régions. Bien qu’ayant été l’artisan du système fédéral russe, le gouvernement Eltsine n’a pas structuré la décentralisation politique, budgétaire et fiscale. L’absence de répartition claire des compétences entre les autorités fédérales, régionales et locales a laissé le champ libre aux administrateurs des échelons inférieurs. Les gouverneurs des provinces et les présidents des républiques ont développé des formes de régimes autonomes selon leurs intérêts propres, plus par réaction à la démission du pouvoir central que par stratégie locale d’émancipation.
A l’arrivée au pouvoir de Poutine fin 1999, le gouvernement ne parvenait pas à mettre en œuvre ses politiques à l’échelle du pays en raison de la corruption endémique, de la primauté des intérêts personnels et des réseaux clientélistes… Le gouvernement central contrôlait mal l’exploitation des ressources nationales qui étaient captées par les administrations politiques locales qui se confondaient souvent avec les élites économiques émergentes. Néanmoins, les régions étaient limitées par le manque de ressources financières, conséquence du système de taxes imposé par l’Etat central. En théorie, l’Etat central disposait de vastes pouvoirs mais qui étaient limités sur le terrain.
La Russie n’est pas un pays chaotique mais consiste plutôt en une multiplicité de centres de pouvoirs fonctionnant de manière plus ou moins autonome. L’analogie avec l’Europe féodale permet de mieux illustrer la Russie d’aujourd’hui : absence de distinction claire entre la souveraineté et la propriété, entre la sphère publique et privée, entre le gouvernement et le monde des affaires, entre le pouvoir et la richesse. Dans ce contexte, le pouvoir politique est appliqué de manière arbitraire, au gré des intérêts individuels, ce qui perturbe les processus économiques et ralentit le développement.
Le renforcement de l’Etat face à la persistance des dynamiques locales
Poutine se heurte à la contradiction entre sa volonté de consolider le pouvoir au Kremlin et les structures gouvernementales à tous les niveaux (province, région, district) qui cherchent à maintenir un maximum d’autonomie pour disposer de marges de manœuvre, notamment dans les relations d’affaires avec les oligarques et dans l’exploitation des ressources naturelles locales. A l’échelle régionale, l’administration assure les services indispensables (autorisations, douanes…) tandis que les acteurs économiques produisent de la richesse et emploient la population, garantissant la tranquillité sociale. En pleine mutation économique et sociale, les administrations continuent d’assurer des formes de régulation et de protection contre l’insécurité matérielle et la désintégration du tissu social.
Un des paradoxes de la Russie est, qu’en dépit de ses nombreux écueils, elle apparaît comme un modèle de stabilité dans lequel le réseau des comportements est figé et reproductible d’année en année. La dispersion et la fragmentation du pouvoir en Russie justifient qu’on ne peut le renverser massivement, tandis que les contre-pouvoirs et forces d’opposition qui bénéficient largement du système établi, n’ont pas d’intérêt direct à le modifier.
La réforme institutionnelle de 2000 dont la mesure principale était la création de 7 super-représentants du président à un nouveau niveau bureaucratique, s’est heurtée à de multiples résistances locales. Peu après sa réélection à la présidence en 2004 et au lendemain de la tragédie de Beslan, Poutine a annoncé la suppression de l’élection au suffrage direct des gouverneurs de régions. Administrations fiscales, tribunaux, services de sécurité, police et armées avaient déjà été soustraits à la subordination des gouverneurs de régions et remis sous le contrôle direct des services centraux. En supprimant la légitimité locale des gouverneurs, Poutine affirme son ingérence sur tout le territoire et bouleverse les réseaux d’influences régionaux qui étaient établis.
Risques de dérive autoritaire
Poutine a choisi de restaurer un gouvernement central fort afin de se réapproprier les sphères de pouvoir laissées vacantes à l’échelle régionale sous Eltsine. Dans ce but, il a créé de nouvelles institutions destinées à réinvestir les pouvoirs fédéraux dans tous les domaines : économie, système législatif uniforme, contraindre les rebelles en Tchétchénie, renforcer l’Etat faible. Mais cette ambition contient des menaces réelles pour les fragiles structures démocratiques de la Russie : abus du recours aux structures de force, absence de transparence démocratique, restrictions de la société civile…
En instaurant une nouvelle strate bureaucratique qui ne s’intègre pas dans les structures ministérielles existantes, la réforme institutionnelle de Poutine entamée en 2000, sème la confusion sur qui détient véritablement l’autorité politique et administrative. Elle risque d’amoindrir l’efficacité de l’Etat au lieu de la renforcer. Poutine a entrepris de re-centraliser le pouvoir par des lois facilement votées par un Parlement qui lui est acquis et par des décrets présidentiels. Ce renforcement du pouvoir central ne s’est pas accompagné de mesures destinées à s’assurer que les régions maintiennent leur rôle de contre-pouvoir sur le centre dominant ou de stimulation de la société civile.
Quelques enjeux
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Ressources financières
Les variables économiques et financières sont prééminentes dans les conflits entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux car la liberté d’action de ces derniers exige des ressources financières. Sous Eltsine, les transferts financiers s’effectuaient dans la confusion et le manque de transparence, propice aux détournements. Depuis son arrivée à la présidence, Poutine tente de contraindre les gouverneurs dans leur gestion et de transférer les compétences fiscales et financières au pouvoir central. Poutine brandit l’argument de la redistribution équitable des ressources à l’échelle fédérale pour réduire les déséquilibres entre les régions. Même si l’Etat prélève de plus en plus sur les revenus des régions, il est peu probable que la redistribution sociale soit efficace.
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Gouverneurs
En 1996, Eltsine a accordé le droit aux régions d’élire leur propre gouverneur au suffrage universel direct, ce qui constituait un progrès démocratique et confirmait la structure fédérale du pays. En 2000, les réformes institutionnelles de Poutine ont retiré les gouverneurs du Conseil de la Fédération. En outre, le président s’est accordé le droit de limoger des gouverneurs, mesure qui a été peu appliquée en raison de l’absence de contrôle sur l’élection du remplaçant. Point faible de l’ingérence du Kremlin sur le pays, l’élection au suffrage universel des gouverneurs a été supprimée au lendemain de Beslan en octobre 2004. Il a également annoncé l’instauration du système proportionnel intégral aux élections législatives, évinçant les candidats isolés issus des élites économiques.
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Découpages administratifs et traités bilatéraux
La Constitution de 1993 comporte une forte contradiction car elle affirme l’égalité entre toutes les régions mais préserve aussi les avantages négociés dans les trois traités de la Fédération qui accordent des privilèges à certaines régions au détriment des autres. Le gouvernement Eltsine a alimenté cette confusion en multipliant les traités bilatéraux qui déléguaient certains pouvoirs de prérogative fédérale aux régions, notamment les républiques ethniques comme le Tartarstan. Eltsine a ensuite fait voter une loi en octobre 1999 sur « les principes généraux organisant les pouvoirs législatif et exécutif de l’Etat dans la Fédération de Russie » mais cette manœuvre tardive ne fut pas efficace.
Aujourd’hui, le Kremlin fait le procès du fédéralisme comme ennemi de la cohésion de l’Etat et souhaiterait uniformiser le découpage administratif du pays. Le statut particulier de certaines républiques nationales s’oppose à la vision idéalisée d’un Etat russe soudé et égalitaire. A l’inverse, une autonomie régionale prononcée rendrait les citoyens de Russie inégaux devant la loi et les droits fondamentaux en raison des forts contrastes entre régions privilégiées et zones pauvres.
Commentaire
L’enjeu sécuritaire est instrumentalisé par le président russe pour justifier une centralisation croissante du pouvoir, à l’inverse de l’évolution donnée par Eltsine. La guerre en Tchétchénie et le terrorisme circonstanciel en Russie est omniprésent dans les justifications des décisions politiques. Le lien entre la suppression de l’élection au suffrage universel des gouverneurs de régions et la tragédie de Beslan (septembre 2004) a été établi en toute clarté : il s’agissait de répondre à une exigence de sécurité. Ce contexte d’insécurité mis en avant par les dirigeants n’est pas propre à la Russie et il recherche également une légitimation, au niveau international, par l’injonction du président américain à le rejoindre dans la « guerre contre le terrorisme ».