Paris, 2008
Le rêve de Bolivar - Le défi des gauches sud-américaines
Ce « tournant à gauche » est-il de nature à permettre d’accélérer la constitution d’un bloc régional uni, rappelant le rêve d’unité continentale de Simon Bolivar ?
Keywords: | | Brazil | Argentina | Bolivia | Ecuador | Uruguay
Ref.: Marc Saint-Upéry, « Le rêve de Bolivar – Le défi des gauches sud-américaines », 2007, éditions La Découverte.
Languages: French
Document type: Book
Introduction
Ce livre s’intitule : Le rêve de Bolivar – Le défi des gauches sud-américaines, écrit par Marc Saint-Upéry et publié en 2007 aux éditions La Découverte.
L’auteur est traducteur de formation. Néanmoins, dix ans de vie en Equateur, dont quatre années de recherche et de voyage lui ont permis d’écrire ce livre sur les gauches sud-américaines. Il s’appuie pour cela sur le travail de plusieurs journalistes de la région, ainsi que sur des contacts directs qu’il a pu avoir avec divers acteurs locaux. Marc Saint-Upéry nous prévient dès le début : son ouvrage n’est pas un ouvrage objectif : « Je me considère comme un militant de gauche, et je n’aurais pas entrepris cette enquête si je ne l’étais pas. » C’est une donnée importante pour l’analyse de son livre.
Il présente sa démarche comme ayant pour but de balayer un certain nombre de clichés à propos des gauches d’Amérique du Sud. Il insiste sur le fait qu’il existe plusieurs gauches sud-américaines et c’est pour cette raison que les trois premiers chapitres de l’ouvrage sont respectivement consacrés à Lula au Brésil, Hugo Chávez au Venezuela et Nestor Kirchner en Argentine, permettant une approche comparative des trois administrations de gauche au pouvoir dans les trois principaux pays de la façade atlantique. Le chapitre 4 montre ensuite que l’identité et l’ethnicité en Amérique du Sud constituent des aspects centraux de l’émergence des pouvoirs de gauche dans la région. Le dernier chapitre, quant à lui, met en évidence les difficultés et les espoirs de la création d’un bloc régional sud-américain.
L’auteur concentre son analyse sur l’Amérique du Sud (et non sur la totalité de l’Amérique Latine), considérant que le phénomène de « tournant à gauche » concerne essentiellement l’Amérique du Sud et que la dynamique générale du continent sud-américain tend à se différencier de celle de l’Amérique centrale.
Marc Saint-Upéry pose les questions suivantes : l’Amérique du Sud est-elle vraiment en train de basculer à gauche ? Quelle est l’origine de ce « tournant à gauche » ? Cette résurgence des gauches sud-américaines permettra-t-elle d’accélérer la constitution d’un bloc régional uni, rappelant le rêve d’unité continentale de Simon Bolivar ?
Justement, pourquoi cette référence à Bolivar dès le titre du livre ? Simon Bolivar (1783-1830), général et homme politique sud-américain, est une figure emblématique de l’émancipation des colonies espagnoles d’Amérique du Sud. Celui qu’on appelle aussi « Le Libertador » a participé de manière décisive à l’indépendance des actuels Bolivie, Colombie, Equateur, Panama, Pérou et Venezuela. Il est un acteur majeur de la création de la Grande Colombie dont il souhaitait qu’elle devienne une grande confédération politique et militaire regroupant l’ensemble de l’Amérique Latine. Cependant, le « rêve de Bolivar » ne serait-il pas une simple chimère, s’interroge l’auteur, notant les propos très pessimistes de Bolivar à la veille de sa mort : « Servir une révolution, c’est labourer la mer. » D’autre part, comme le fait remarquer Marc Saint-Upéry, l’homme qui a libéré un tiers du continent du joug espagnol, qui prônait la libération des esclaves et l’émancipation des Indiens, ne peut pas être décrit sans anachronisme comme un homme de gauche, encore moins comme un précurseur du socialisme, comme le proclame Hugo Chavez qui utilise sans cesse la référence à Bolivar. Il est intéressant de noter ce que dit l’essayiste et romancier colombien Antonio Caballero à propos de Bolivar : « Bolivar contient tout. Et peut servir à tout ».
I. Présentation générale de l’ouvrage
L’auteur part du constat que depuis 1998, année de la victoire de Chávez au Venezuela, les élections ont régulièrement porté au pouvoir des gouvernements de gauche ou de centre-gauche : Lula au Brésil, Nestor Kirchner en Argentine, Frente Amplio de Tabaré Vazquez en Uruguay, Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa en Equateur. Marc Saint-Upéry parle d’une « vague sans précédent » et d’autant plus impressionnante qu’elle contraste avec les décennies antérieures, marquées par des politiques néolibérales, très radicales dans certains cas. Justement, l’une des raisons de ce tournant politique à gauche est l’épuisement des modèles néolibéraux et du « consensus de Washington ». La performance du modèle néolibérale est globalement désastreuse. Par exemple, alors que le taux de croissance moyen du PIB latino américain pendant les années 1960 et 1970 était respectivement de 5,82 et 5,86 %, il est passé à 1,18% pendant ce que certains appellent la « décennie perdue » des années 1980. De plus, selon un rapport du PNUD, les privatisations des années 1990 dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’énergie et des services des eaux ont eu des conséquences catastrophiques pour les populations.
Un autre facteur de changement, moins perceptible depuis l’Europe, est le « réveil » politique de secteurs populaires jusque-là dominés ou marginalisés : les Indiens, les noirs et les métis, ces-derniers constituant l’écrasante majorité de la population sud-américaine. Le modèle de colonialisme interne et de discrimination caractérisée par le racisme des élites, est devenu insoutenable aujourd’hui. Il y a résurgence de l’univers indigène andin, illustrée par l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en Bolivie. On voit émerger des acteurs sociaux et des dirigeants politiques issus de ces populations, et ceci constitue un tournant de portée historique selon l’auteur (ce sujet est abordé plus précisément dans le chapitre 4 du livre).
Le troisième facteur, qui donne à cette résurgence des gauches sud-américaines une dimension sans précédent, est le nouveau contexte international : l’influence des Etats-Unis est de plus en plus remise en cause et affaiblie dans la région, ce qui autorise la perspective de constitution d’un bloc géopolitique régional, ressuscitant le rêve d’intégration continental de Simon Bolivar dans le cadre d’un nouveau monde multipolaire. Mais cette perspective ne s’envisage pas sans difficulté.
II. Lula, Kirchner, Chávez
A. Lula da Silva au Brésil
Lula est le président du pays le plus puissant d’Amérique du Sud. Mais le Brésil est aussi un pays où 54 millions de personnes vivent en-dessous du seuil de pauvreté et c’est le dixième pays le plus inégalitaire (d’après un classement du PNUD datant de 2006). Ancien ouvrier, issu du Nordeste, Lula a plus de 70 % d’opinions favorables dans cette région. Son gouvernement a adopté une approche « développementiste », notamment en matière de santé publique. Le discours de Lula est très centré sur les pauvres du pays : « Le Brésil appartient aux pauvres de ce pays. » ; « C’est ma vie entière que je veux consacrer à aider le peuple des pauvres de ce pays à vivre dans la dignité et dans des conditions décentes. » Malgré la « crise du mensalão » de mai 2005 - un scandale de corruption affectant le parti de Lula (le Parti des Travailleurs) - , le président a été réélu avec plus de 60 % des voix aux élections de 2006, pour faire barrage à la droite, aux privatisations, à la soumission à Washington et à la criminalisation des mouvements sociaux par les élites.
B. Néstor Kirchner en Argentine
Celui que la presse argentine désigne fréquemment comme « Monsieur K », est élu en mai 2003, par forfait de son adversaire, à la tête d’un pays encore plongé dans une situation catastrophique, avec un faible capital de 22 % des voix. Mais en quelques mois, il obtient pourtant une cote de popularité de plus de 70 %. Dans ces discours, Kirchner dénonce les méfaits du néolibéralisme et s’engage à contraindre les entreprises privatisées des années 1990 à contenir les tarifs des services qu’elles proposent. Il prône un capitalisme national « sérieux » et soucieux de justice sociale. Même si la politique suivie n’est pas toujours à la hauteur de ce discours, Kirchner bénéficie d’une remarquable reprise de la croissance et de l’image très négative des gouvernements précédents.
Kirchner est décrit par certain comme un héritier du péronisme (dans sa relation notamment au Parti justicialiste), phénomène spécifiquement argentin. Un bref rappel : Perón, élu en 1945 président de l’Argentine, instaure un régime nationaliste à forte base populaire qui mélange autoritarisme, corporatisme, réforme sociale et productivisme industriel, sans pour autant tomber dans la dictature ouverte. A titre indicatif, pour les travailleurs, la décennie péroniste a un peu le même statut que les conquêtes du Front Populaire en France. Mais Kirchner ne cite jamais Perón. Il évite de rester prisonnier d’une certaine image idéologique qui pourrait limiter sa liberté de manœuvre. Le génie politique de Kirchner serait justement sa capacité à avoir recours, de façon crédible, à la fois à la mystique national-populaire du péronisme et à une approche « progressiste » incluant même des courants traditionnellement très hostiles à la culture péroniste.
C’est sa femme, Cristina Kirchner qui lui a succédé au pouvoir, élue en octobre 2007. Elle devrait poursuivre la politique mise en place par son époux.
C. La « révolution bolivarienne » d’Hugo Chávez
Hugo Chávez est le président du Venezuela depuis 1998. Décrit par les élites vénézuéliennes comme un barbare et un ignorant, il a pourtant le soutien de la majorité de la population : les classes populaires. Depuis qu’il a été élu, il a fait de sa « révolution bolivarienne » la caractéristique principale de sa politique. De tous les présidents sud-américains, c’est sans conteste celui qui utilise le plus la référence à Simon Bolivar. L’adjectif « bolivarien » se trouve ajouté à une multitude de mots : le Venezuela est désormais la République bolivarienne du Venezuela ; il a une Constitution bolivarienne (votée par référendum en 1999) ; il y a les cercles bolivariens, les missions bolivariennes, l’université bolivarienne, le socialisme bolivarien…
Mais comment peut-on définir cette fameuse « révolution bolivarienne » au Venezuela ? L’utilisation de la référence à Bolivar est-elle simplement une « vitrine » sans résonance réelle dans la politique de Chávez ou bien illustre-t-elle une réelle révolution basée sur les idées de Bolivar ? Selon Chávez, la « révolution bolivarienne », ou plutôt le « processus bolivarien », doit mener au « socialisme du XXIème siècle ». Le socialisme selon Chávez est « avant tout une éthique », « l’amour du prochain », la « solidarité avec nos frères ». Pour réaliser le processus bolivarien, le gouvernement de Chávez a d’abord rédigé une constitution bolivarienne, approuvée par la population par référendum. Cette constitution consigne, entre autres, les droits des travailleurs, des enfants, des peuples indigènes.
Dans la pratique, cela se traduit notamment par la mise en place de politiques sociales prenant en compte les classes populaires : pour des millions de Vénézuéliens pauvres, les missions bolivariennes signifient que l’Etat les prend enfin en compte. Néanmoins, ces programmes d’urgence ne permettent pas une réelle redistribution des ressources. Un autre des grands principes du « processus bolivarien » est d’instaurer une démocratie participative, dont les cercles bolivariens sont une illustration ; mais il y a nombre de limites à une réelle participation populaire impulsée avant tout par le gouvernement lui-même.
Au final, la « révolution bolivarienne » et le « socialisme du XXIème siècle » sont critiqués pour le flou qu’il y a derrière ces expressions. Il est d’ailleurs difficile d’échapper à l’impression que la révolution « fait du sur place », comme le fait remarquer l’auteur, malgré les déclarations fracassantes de marche croissante vers le socialisme. Il est intéressant de noter que la corruption est toujours présente au sein même du gouvernement de Chávez (« la corruption est en train d’en finir avec la révolution », déplore un nombre croissant de Vénézuéliens) ; on peut aussi relever le fait que la participation populaire, tant prônée par Chávez, n’est pas institutionnalisée et que l’Etat aurait besoin d’une profonde réforme pour pouvoir mettre en place des politiques durables.
Pourtant, si Chávez « a survécu » à un coup d’Etat en avril 2002, à une grève patronale et pétrolière pendant l’hiver 2002-2003, à un référendum révocatoire de son mandat en août 2004 et aux attaques diplomatiques permanentes de Washington, c’est bien qu’il a su convaincre la majorité de la population que sa « révolution bolivarienne » est la solution pour « libérer » le peuple vénézuélien de la pauvreté.
III. Espoirs et difficultés de l’intégration régionale
Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur traite de l’unité continentale, des espoirs qu’elle suscite, mais aussi des difficultés qu’elle rencontre.
Selon lui, le « tournant à gauche » de l’Amérique du Sud, aussi hétérogène qu’il soit, offre une occasion historique de voir s’incarner dans la réalité le rêve d’unité de Simon Bolivar ; notamment parce que ces gouvernements de gauche ou de centre-gauche récemment portés au pouvoir, s’emploient activement à créer des alliances indépendantes des Etats-Unis.
Le modèle d’intégration régionale par excellence est l’Union Européenne, qui est de plus en plus performante. Certes, le MERCOSUR (né en 1991 ; il se compose de cinq membres pour l’instant : le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela) n’est encore qu’une alliance avant tout économique, mais c’était aussi le cas de l’Union Européenne à ses débuts. Certains analystes pensent que les difficultés actuelles du bloc régional ne reflètent qu’une « crise de maturation », comme le suggère l’historien Francisco Carlos Teixeira. Ces difficultés sont dues d’abord à l’absence d’administrations bureaucratiques assez importantes pour régir une alliance d’une si grande ampleur. Par exemple, la Commission des représentants permanents du Mercosur accueille seulement six fonctionnaires et trois employés administratifs !
Un autre frein majeur au progrès de l’intégration régionale est la difficulté à définir un projet commun partagé. Par exemple, le Brésil a promu une expansion fondée sur des accords économiques avant tout, alors que le Venezuela est en faveur d’une approche politique et sociale beaucoup plus importante et critique l’optique trop mercantile du bloc. Une autre difficulté à surmonter est pour les « petits » pays de trouver leur place face au très puissant Brésil notamment, qui domine la politique du MERCOSUR. Il faut que le Brésil accepte de voir son hégémonie diminuer et de se soumettre à un cadre normatif supranational, ce qui sera difficile à obtenir…
Néanmoins, il y a aussi des raisons d’être optimiste : les relations entre pays sud-américains sont de plus en plus cordiales, les chefs d’Etat privilégiant désormais la négociation en cas de conflit. Il y a une plus grande compréhension entre les présidents, peut-être parce qu’ils sont de gauche (comme le sous-entend l’auteur) ou peut-être simplement parce qu’ils y ont intérêt. Enfin, l’intégration du Venezuela au MERCOSUR en 2006 et la demande d’intégration de la Bolivie, relance la dynamique du marché commun sud-américain avec l’entrée de pays plus petits et aux économies plus fragiles ou moins diversifiées que celles du Brésil et de l’Argentine.
L’unité continentale est donc en processus, même s’il reste encore beaucoup à faire pour qu’il y ait une véritable union entre les pays sud-américains.
Commentary
Le défi des gauches sud-américaines (référence au sous-titre du livre) est donc selon l’auteur, de réaliser l’unité de l’Amérique du Sud.
Mais :
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La création d’un bloc sud-américain uni dépend-elle vraiment uniquement du fait que la gauche soit au pouvoir, comme le sous-entend l’auteur ?
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Les gouvernements des pays d’Amérique du Sud arriveront-ils à s’unir durablement malgré les intérêts divergents de chacun ?
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L’Amérique du Sud sera-t-elle un bloc régional incontournable dans le futur, aussi unie et organisée que l’Union Européenne ?
Notes
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Auteur de la fiche : Elena VACCARO.