Mauro Pirini, Berlin, décembre 2008
La guerre de la mémoire. La résistance dans le débat politique italien de 1945 à nos jours
L’ouvrage se concentre sur la réflexion autour de l’utilisation publique de l’histoire, née en Allemagne dans les années 80 et qui s’est étendue à partir de 1989. En particulier l’ouvrage s’attache à analyser les « cultures de la mémoire » sur la guerre, sur le fascisme et sur l’anti-fascisme en Italie, dans le cadre du débat public de l’après guerre jusqu’en 2004.
Mots clefs : L'opinion publique, facteur de paix | Campagne médiatique | Elaboration de l’histoire pour la paix | Utilisation de l'imaginaire | Mémoire collective et paix | Mémoire et paix | Parti politique | Gouvernement russe | Intellectuels. Des gestionnaires de symboles. | Médias et paix | Elaborer ensemble la mémoire et l’histoire | Etablir le dialogue entre les acteurs et les partenaires de la paix | Elaborer un imaginaire pour la paix | Soutenir des démarches de réconciliation après-guerre | Italie | Allemagne
Réf. : Focardi, Filippo, La guerra della memoria. La Resistenza nel dibattito politico italiano dal 1945 a oggi, Edizioni Laterza, Roma - Bari, 2005., Focardi Filippo, la guerre de la mémoire. La résistance dans le débat politique italien de 1945 à nos jours, Editions Laterza, Rome-Bari, 2005.
Langues : italien
Type de document : Ouvrage
I. La narration hégémonique de la résistance
Dans une première partie, le présent ouvrage donne à voir la genèse et le développement de la narration hégémonique de la résistance. L’auteur montre, à travers l’analyse des interventions et des discours politiques prononcés par les chefs d’Etats au cours des célébrations pour les anniversaires de la résistance et de la guerre de libération, comment cette tradition a été défiée et comment elle s’est trouvée modifiée et déformée pour des raisons de politique intérieure. Tous ces discours sont ici présentés comme une sorte de miroir de l’état de la mémoire de la résistance et comme un indice du consensus qui existe autour de cette question (d’abord en se fondant sur l’idée de l’antifascisme et ensuite, à partir des années 90, sur la vague de l’importance de la défense de la Constitution).
II. Les débuts et les premiers coups
L’auteur définit la « narration hégémonique » comme une tradition dominante sur la guerre et la résistance. Elle représente « une mémoire publique (…) fondée sur une narration partagée par chacune des composantes du front antifasciste » et elle a été « en mesure d’enclencher dans le pays de profonds processus d’identifications ». Elle représente également le lien idéologique qui a légitimé les structures institutionnelles naissantes ainsi que les structures politiques et sociales de l’après-guerre. L’auteur montre comme cette tradition est née d’une contingence politique. C’est elle qui sera ensuite présentée comme une sorte de lecture du passé, née pendant le conflit mondial comme une nécessité de lecture du « présent », en réaction à des préoccupations de politique intérieure et internationale de la part des nouvelles élites. Les forces antifascistes avaient en effet la triple exigence de:
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Contrecarrer la propagande de la République de Salo ;
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Mobiliser les forces du pays dans la guerre contre l’Allemagne après 1943 ;
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Revendiquer auprès des Alliés, après l’armistice, un statut de co-belligérantes.
L’image qui résulte de cette « urgence », est une image très partielle, très modelée par « l’image du bon soldat italien face au méchant allemand » et forgée constamment en comparaison avec le cas allemand. Cela donne lieu à d’importants oublis ; par exemple le consensus populaire autour du fascisme, ou le caractère « de guerre civile » qu’a pu avoir la Résistance. Le modèle allemand devient au final l’anti-modèle grâce auquel on a minimisé les culpabilités italiennes.
III. Des années 50 à la fin de années 70 : crise, relance et permanence
Le débat s’élargit aussi au sein des forces antifascistes : notamment lors du conflit entre forces républicaines et forces pro monarchiques. Il se perpétue ensuite, une fois la République installée, entre antifascismes modéré et libéral (sous le signe de la « liberté ») et antifascisme de gauche (sous le signe d’une Résistance comme une sorte de « révolution interrompue ») ; ou encore entre l’« establishment » militaire et les gauches antifascistes (sur la question du jugement des chefs de l’armée et des criminels de guerre).
Le climat de la guerre Froide provoque ensuite un lent et perpétuel conflit de légitimation et de consensus entre les deux principaux partis qui détiennent le monopole de la mémoire politique de la Résistance. Ce conflit mènera à l’émergence de l’« anticommunisme » comme antagoniste de l’antifascisme. Dans une optique de « pacification nationale », la tentative de réhabiliter le fascisme et de mettre sous accusation une partie de la Résistance apparaît claire.
Au début des années 1950 on constate la tentative de décrédibiliser la « position idéologique dominante et hégémonique » qui malgré cela ne faiblit pas. Au contraire, le parti politique au pouvoir, la Démocratie Chrétienne, relance et redécouvre le mythe de la résistance car elle ne se sent pas prête à céder ce monopole politique aux mains de la gauche. La démocratie Chrétienne ne souhaite pas non plus céder le pas au révisionnisme de la droite. La conséquence principale de ce « dialogue » entre les deux tendances sera une « unité recomposée autour d’une mémoire officielle sur la guerre » qui empêche à tout autre mythe légitimant alternatif de s’imposer.
Au cours des années 60 les valeurs de la Résistance deviennent des valeurs existentielles qui légitiment les grandes mutations politiques de l’époque (par exemple l’entrée du parti socialiste dans une coalition de gouvernement en 1963).
Les années 1970 confirment la permanence de ce discours consensuel sur la Résistance comme base idéologique de la stratégie de « solidarité nationale » de Moro et Berlinguer, les deux leaders respectifs de la Démocratie Chrétienne et du Parti Communiste Italien (PCI). Une fois encore des raisons politiques contingentes (la nécessité de défendre la démocratie menacée par le terrorisme) ont amené ces deux principaux partis à soutenir cette politique mémorielle et à s’accorder sur le paradigme antifasciste. Le moment de cohésion le plus fort autour des valeurs de la mémoire de la Résistance a eu lieu le 25 avril 1978, lors de l’enlèvement du Président Moro (enlevé par les Brigades Rouges le 16 mars il est tué le 9 mai).
IV. Les années 1980 et 1990 : les années de la transition
Dans les années 1980, la mutation du cadre politique couplée avec l’entrée du parti socialiste dans le gouvernement, détermine l’émergence d’une vraie force révisionniste et une mise sous accusation de la position dominante.
Le projet politique de Bettino Craxi, comme chef du parti socialiste, a conduit à une fracture de l’unité de la mémoire des « gauches ». Son projet prévoyait une modification de la Constitution. Cette perspective était inacceptable pour le PCI.
À partir des années 1980 il devient clair que la lutte pour le pouvoir menée par tous ceux qui en étaient exclus auparavant doit passer par une révision des mythes légitimant la République et la Constitution, du paradigme antifasciste et des politiques officielles de la mémoire. Tel était le cas pour le parti socialiste au pouvoir, ou pour la nouvelle formation politique de Berlusconi, « Forza Italia » ou la « Ligue du nord » au début des années 1990. Idem pour le « Parti Alliance Nationale » née des cendres de l’ancien parti néofasciste (Le Mouvement Social italien). Toutes ces tentatives ont représenté une défiance faite au paradigme antifasciste.
V. Vers les années 2000 : la fin du consensus majoritaire autour du paradigme antifasciste
Le conflit et le débat autour de la mémoire est accompagné par de nouveaux argumentaires patriotiques et nationalistes. De plus la recherche historique conduit en Italie à la révision du mythe du bon soldat (avec la redécouverte des crimes de guerre), grâce aussi à la redécouverte de l’histoire juive, jusqu’à la tentative de compréhension des raisons qui justifiaient l’alignement aux côtés de la République Sociale.
VI. Le rôle de l’ex Président de la République Carlo Azeglio Ciampi
L’auteur consacre un chapitre de son ouvrage au rôle joué par l’ancien Président de la République italienne. Il explique comme l’action de ce Président a contribué à réaffirmer la valeur patriotique de la Résistance (soit elle partisane, militaire ou du fait des prisonniers dans les camps de concentration), en soulignant l’importance de sauvegarder cette mémoire afin de préserver la continuité de l’Etat et de transmettre ainsi ces valeurs aux générations futures comme patrimoine historique et moral sur lequel repose le sens d’appartenance nationale et l’unité du pays.
Des documents officiels analysés et étudiés par l’auteur émerge clairement une représentation de la Résistance qui s’inscrit fortement à l’intérieur de la « mémoire historique et hégémonique ». Cette mémoire sera enfin approfondie par de nouvelles références au droit, à la charte constitutionnelle, avec le renforcement de son sens pédagogique et civil.
Commentaire
Le livre nous offre un instrument d’interprétation très utile, celui de la « narration hégémonique » qui prend en compte à la fois le terrain sociologique et narratif, pour étudier et analyser les cultures et les politiques de la mémoire qui légitiment le pouvoir, dans la période de l’après-guerre. C’est dans cette phase historique marquante en effet que la reconstruction et la stabilisation des institutions et des sociétés étaient centrales. Il est intéressant de remarquer comme ce discours est dans le temps défié, défendu, modifié. Cela témoigne d’un important degré de conscience critique de la part de l’opinion publique d’un pays, de son passé et de son histoire.