Larbi Bouguerra, Paris, October 2007
Le difficile partage du Tigre et de l’Euphrate
La Turquie est riche en ressources hydriques, l’Irak et la Syrie dépendent, en grande partie des eaux du Tigre et de l’Euphrate, deux fleuves qui prennent leur source dans le plateau anatolien. Le partage des eaux dans ce Moyen – Orient plus riche en pétrole qu’en eau est fortement influencé par les jeux politiques et la géostratégie.
Keywords: | | | Iraq | Turkey | Syria
Ref.: Janine et Samuel Assouline, « Géopolitique de l’eau. Nature et enjeux », Studyrama et Perspectives, Levallois-Perret, 2007.
Languages: French
Document type: Book
L’Euphrate et son jumeau le Tigre forment le plus grand système fluvial d’Asie occidentale et prennent naissance sur les hauts plateaux d’Anatolie en Turquie.
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Le premier est long de 2 330 km qui le mènent de Turquie (455 km) en Syrie ( 675 km) et en Irak (1200 km) où il forme un écosystème unique : le Chatt el Arab.
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Le Tigre, 80 km plus à l’est, s’écoule sur 1 850 km dont 400 en Turquie, 32 en Syrie et 1418 en Irak.
Ces deux fleuves ont des parcours presque parallèles. Le débit moyen du Tigre (1400 m3 /s) est supérieur à celui de l’Euphrate (840m3/s) car le premier reçoit les affluents irakiens et iraniens : le Grand et le Petit Zab, l’Adhaim et le Diyala. Le bassin versant de l’Euphrate (444 000 km2) inclut une partie de l’Iran.
Historiquement, l’usage des eaux des deux fleuves intéresse principalement l’agriculture syrienne et irakienne. La participation de ces deux fleuves à l’essor économique de la fertile plaine fluviale de Mésopotamie en Irak ou de la steppe syrienne par l’Euphrate a fait de ces deux cours d’eau un des piliers culturels de ces deux pays. Le bassin hydraulique de ces fleuves abrite une importante concentration humaine de 40 millions de personnes.
La Turquie, maîtresse du château d’eau anatolien, tire avantage de sa position amont. Elle développe, au détriment des voisins en aval, son potentiel fluvial pour développer le sud–est du pays. Mais la Turquie revendique ces richesses naturelles et n’hésite pas, pour affirmer sa souveraineté sur celles-ci, à les comparer à celles des pays arabes en pétrole. Elle refuse le statut international aux deux bassins versants. La Turquie se prévaut de la souveraineté territoriale absolue. Mais elle veut gérer de manière efficace la situation car elle est membre de l’OTAN et ne rien entreprendre qui puisse gâcher son entrée dans l’Union Européenne. Il y aussi le fait qu’il règne une féroce compétition entre les trois pays partenaires : Syrie, Irak, Turquie dans une région du monde où la symbolique et le nationalisme sont très forts voire exacerbés et auxquels il faut ajouter le legs historique : l’Empire ottoman dominait la région il n’y a pas si longtemps, ne l’oublions pas. La Turquie est cependant le plus puissant des trois pays, tant sur le plan économique que militaire. La force de la Turquie est consolidée par ses alliances avec Israël – sujet on ne peut plus controversé dans la région où les peuples considèrent Israël comme un avant-poste des Etats Unis et leur bras armé - et avec les nouvelles républiques d’Asie centrale d’où un relatif désintérêt pour le monde arabe qui le lui rend bien, ayant été longtemps sous la férule des Ottomans. L’accord fait sur le dos du leader kurde Oçalan a donné les coudées franches à Ankara. Face à la Turquie, c’est la Syrie qui est menacée d’autant que le stress hydrique fait de l’eau un problème urgentissime. Les barrages construits sur l’Euphrate et ses affluents ont permis aux Syriens de prendre de l’ascendant sur le voisin irakien. L’Irak, situé géographiquement à l’extrémité inférieure du système hydrographique, est moins confronté à la pénurie d’eau mais il n’en dépend pas moins de l’amont pour s’alimenter en eau.
La situation politique chaotique actuelle qu’il vit profite plus à Damas et à Ankara, bien évidemment, étant donné qu’il se débat d’abord avec ses difficultés internes et est donc incapable de défendre ses actifs hydriques face aux deux autres pays riverains.
Commentary
Pour comprendre cette problématique du partage des eaux des fleuves anatoliens entre la Turquie, la Syrie et l’Irak, il faut faire appel à l’histoire et à la géostratégie.
Le parallèle dressé entre le pétrole et l’eau par la diplomatie turque pèche par le fait que l’eau est indispensable à la vie alors que le pétrole est fini et peut être remplacé. L’eau, bien sûr, est en quantité finie sur la planète mais grâce au cycle hydrologique naturel, elle est constamment renouvelée (tant que la pollution n’est pas trop élevée et que, ne changeant pas ses propriétés physico-chimiques, elle peut continuer à faire partie du cycle). Elle pose donc des problèmes d’éthique, d’équité et de justice. Pour ne rien dire des règles de bon voisinage.
Ce qui n’est guère le cas du pétrole.
Il faut cependant souhaiter que les tentations israélo-turques de « marchandisation » de l’eau (vers Chypre, vers les émirats du Golfe…) demeurent sans suite car, la vente d’eau seule pourrait gravement affecter la distribution et l’alimentation en eau de la région. La paix serait alors menacée.
Les questions politiques, en fait, imprègnent toute cette problématique.
Bien que militairement plus forte, il ne semble pas qu’un conflit sur l’eau puisse être initié par la Turquie, parce que cela serait contre-productif pour ses intérêts bien compris.
Elle ne saurait faire passer longtemps ses intérêts individuels sur les principes d’équité et de justice.
S’il est vrai qu’à l’heure actuelle, l’Irak est dans une bien mauvaise passe, cela ne saurait durer éternellement. Or, la rente pétrolière lui donne des libertés pour entreprendre et pour décider voire convaincre la Turquie de coopérer.
La sagesse, l’agriculture, le respect de l’humain ont caractérisé les civilisations et les cultures sur les bords de ces fleuves mythiques de la Mésopotamie au brillant empire arabe (califat) des Abbassides à Bagdad et à Damas.
Espérons qu’en dernier recours, les Etats modernes s’en souviendront et ne commettront pas l’irréparable et se partageront équitablement la manne et les bienfaits que dispensent le Tigre et l’Euphrate, comme ils l’ont toujours fait : à Ur, à Babylone, Sumer…