Vittal Pelon, Paris, avril 2006
Nelson Mandela, un long chemin vers la liberté. Auteur : Nelson Mandela.
Autobiographie de l’homme qui porta le coup de grâce au régime de l’apartheid en Afrique du Sud, au terme d’une vie entière de lutte inlassable contre la politique raciale de la minorité blanche.
Mots clefs : Initiatives pour le respect des personnes et contre les discriminations raciales | Initiatives contre le racisme | Révolution non violente | Résistance civile | Lutte citoyenne pour la justice sociale | Nelson Mandela | Soutenir des démarches de réconciliation après-guerre | Afrique du Sud
Réf. : Nelson MANDELA, Un Long chemin vers la liberté,, Auteur: Nelson Mandela, Editions Fayard, Paris 1994.
Langues : français
Type de document : Ouvrage
À sa naissance en 1918, Nelson Mandela n’était pas le plus opprimé des Noirs sud-africains. Protégé d’un roi local, ce petit garçon modèle et sérieux, instruit dans les meilleures écoles blanches de la région, était appelé à la charge de conseiller à la cour du Transkei. Son tempérament viscéralement indépendant se révèle brusquement à la fin de son adolescence, le jour où lui sont imposées une épouse et une situation qu’il n’avait pas choisies. Risquant le bannissement de sa famille d’accueil et renonçant aux privilèges de sa condition, il fuit le giron familial pour se rendre à la capitale Johannesburg où il partagera le sort peu enviable de la majorité des sud-africains noirs de l’époque.
Dès lors, sa vie se divise entre le travail durant la journée, et l’étude durant la nuit. Sans trop d’égards pour sa santé et sa vie affective, il parvient à poursuivre des études de droit par correspondance, et devient le premier licencié en droit noir de l’université sud-africaine, en 1943. Encouragé par ce succès, il ambitionne d’être avocat, profession jusqu’alors réservée aux blancs. Longtemps stagiaire dans divers cabinets, il rencontre dans ce cadre une élite urbaine éclairée (notamment communiste) et achève son initiation politique au contact des détails et aberrations juridiques du régime de l’apartheid.
Ses patrons lui prédisent une belle carrière à la condition qu’il s’abstienne d’entrer en politique. Que cela ne tienne, il se lie avec des responsables de l’African National Congress (ANC), organisation multiethnique de lutte contre l’apartheid créée en 1912, et prend rapidement la tête de la Ligue de la jeunesse qui y est rattachée. Ses qualités d’orateur, son entier dévouement à la cause et l’ampleur de ses connaissances en font vite un personnage de premier plan.
Après la deuxième guerre mondiale, et durant les grandes vagues indépendantistes en Afrique, le régime de l’apartheid se durcit : l’ANC se lance dans un bras de fer avec le gouvernement, suivant une stratégie non-violente. À mesure que Mandela s’élève dans la hiérarchie de l’ANC, grandit la surveillance dont il est l’objet de la part des services de polices. Dans les années cinquante, l’ANC est proprement dissoute par le gouvernement, tout comme le parti communiste : leurs leaders sont pris en chasse.
En 1956, les principaux responsables de l’ANC dont Mandela sont arrêtés pour atteinte à la sécurité de l’Etat. Après quatre années de bataille juridique, au cours desquelles Mandela mobilise ses plus éminentes relations du milieu judiciaire, et tous les raffinements de la science juridique, l’ANC est acquittée, faute de preuves de son intention de recourir à la violence. Et pourtant, devant l’immobilisme voire le raidissement du régime qu’il interprète comme l’échec de la stratégie non-violente, Mandela a désormais bel et bien l’intention de changer le cours des choses.
À peine relâché, il abandonne son cabinet si chèrement acquis, sa femme et ses enfants, et entre dans la clandestinité pour radicaliser son combat. Au cours de sa cavale qui durera plusieurs mois, se faisant passer pour chauffeur ou jardinier, il arpente l’Afrique du Sud et crée le MK (Umkhonto we sizwe), la branche armée de l’ANC. Chargé par l’organisation d’aller récolter des fonds et des soutiens à l’étranger, il rencontre les chefs d’État africains au cours de l’année 1961, qui lui promettent leur aide pour la plupart. Dès son retour, il est arrêté et jeté aux fers, dans l’attente de son procès pour haute trahison, accusation pour laquelle il encourt la peine capitale.
Celui-ci a lieu de 1961 à 1964 : sans ménager les effets théâtraux et l’esprit de provocation dans un moment aussi tragique, Mandela choisit de plaider coupable et d’assurer lui-même sa défense, tout en revêtant le costume africain traditionnel. Son idée est d’utiliser la barre comme tribune pour proclamer haut et fort devant la presse internationale l’injustice que subit le peuple noir en Afrique du Sud, et instruire le procès de l’État afrikaner. Il y obtient finalement la vie sauve, mais n’échappe pas à la détention à perpétuité.
Il est alors conduit au bagne de Robben Island, au large du cap, où il y restera près de 20 ans comme forçat. Pendant ces longues années, le MK se constitue en véritable armée en exil et entreprend une opération de déstabilisation du régime sur le sol sud-africain et à l’étranger. Dans les années soixante-dix, au bord de la guerre civile, l’Afrique du Sud est en état d’urgence et vire de plus en plus au régime policier. Le gouvernement afrikaner songe à acheter la libération de Mandela avec l’ANC. Mandela est transféré dans une prison spéciale d’où il entamera secrètement des négociations de paix avec le gouvernement.
En 1983, le président lui propose sa libération contre l’arrêt des hostilités. Mandela refuse : il purgera sept années supplémentaires pour avoir exigé la fin de l’apartheid et sa libération sans condition. Il n’en poursuit pas moins les négociations sous les barreaux. À la fin des années 1980, la pression à la fois intérieure et internationale est telle que le gouvernement comprend que son temps est compté. En 1989, le président Botha démissionne pour laisser la place à De Klerk, qui engagera progressivement le démantèlement de l’apartheid. En 1990, Mandela est libéré : sa popularité est immense. Il atteint les soixante-douze ans et a passé plus d’un tiers de sa vie sous les barreaux. Il obtient pour l’année 1994 l’établissement d’un gouvernement transitoire et d’une assemblée constituante. Il recevra le prix Nobel de la paix avant d’être élu premier président de l’Afrique du Sud réunie. Au terme de cette vie exemplaire, Mandela n’a qu’un regret : il a manqué à ses devoirs familiaux.
Commentaire
Alors qu’il est au bagne depuis une dizaine d’années Mandela décide d’écrire ses mémoires, initiative strictement interdite par le règlement de sa prison : « (…) si je parlais avec vérité et honnêteté, ce livre servirait à rappeler au peuple pour quoi nous avions lutté et pour quoi nous luttions encore. (…) cela pourrait devenir une source d’inspiration pour les jeunes combattants de la liberté. » (p. 575.). Bien que ses geôliers aient malencontreusement découvert son entreprise, et qu’il en fut puni d’un régime plus sévère encore, ce document est finalement sorti par effraction du bagne de Robben Island, a subi quelques retouches, avant de parvenir jusqu’à nous.
Comme on le voit dans ces lignes écrites de la main de Mandela, ce livre n’a pas seulement un intérêt historique, mais aussi et d’abord (à l’origine) une vocation didactique, dans la mesure où il s’adresse à un public précis, la jeunesse noire sud-africaine opprimée par la minorité blanche. Il visait ainsi à conscientiser les masses et à donner espoir face à un ennemi apparemment invincible. Et pourtant cet ouvrage n’a rien d’une hagiographie : dans ce récit au style sobre des événements qui conduisirent Mandela au statut de héros national, on a le sentiment étrange qu’il est un homme presque comme tout le monde, à ceci près qu’il se cramponne jusqu’à l’obstination à quelques principes simples qui ordonnent les grandes orientations de sa vie. Parmi eux, la fierté d’être un noir, l’idée que la soumission est aussi impardonnable que l’oppression, un sens aigu de l’honneur, ou de la dignité, entendus comme le refus catégorique de compromettre l’estime de soi. De ces principes, il dégage une espèce d’éthique, celle du « combattant de la liberté », qui, elle, édifiera n’importe quel lecteur, quelle que soit la couleur de sa peau : « (…) mais maintenant, l’homme blanc avait senti la puissance de mes coups et je pouvais marcher droit, comme un homme, et regarder tout le monde dans les yeux avec la dignité que je tirais de ne pas avoir succombé à l’oppression et à la peur. J’étais devenu un combattant de la liberté. » (p.174).
S’il revêt parfois le caractère d’un livre de sagesse, ce témoignage n’en est pas moins un document unique pour comprendre de l’intérieur, à travers le prisme du droit, la réalité complexée et les apories du régime de l’apartheid. Mandela nous montre très bien le malaise d’un État de droit qui édicte des lois contraires aux valeurs qui le fondent, la discrimination étant au fond indéfendable selon les propres valeurs des oppresseurs, occidentales et chrétiennes. En effet ce qui frappe dans ce récit, c’est moins l’arbitraire du pouvoir afrikaner que sa vaine tentative d’inscrire la ségrégation dans un droit digne de ce nom. La force d’un Mandela, avocat de renom, docteur en droit, est d’avoir inlassablement poussé la justice dans ses retranchements, mis le régime en face de ses contradictions. En ce sens, la fin de l’apartheid est autant une victoire du droit (certes bien lente !) que celle d’un peuple.
On trouvera aussi tout au long de ce texte une réflexion sur la non-violence : bien que prix Nobel de la paix, Mandela n’est pas Gandhi. Avec un aplomb parfois déroutant, il déconstruit la non-violence comme dogme, et la réduit à une tactique de résistance du faible au fort. Selon lui la violence se justifie dès lors que la non-violence est démontrée inefficace. Lorsque l’ANC en a les moyens, et devant la surdité de la minorité blanche aux revendications non-violentes, Mandela n’hésite pas à lever une armée tout juste après s’être ingénié quatre ans à prouver que l’ANC n’avait aucune intention belliqueuse. Mais son ultime vertu est d’avoir toujours sincèrement respecté l’homme blanc, résisté pour que son combat ne verse pas dans un racisme inversé, et songé à la réconciliation au plus fort de la lutte. Il est un des rédacteurs de la Charte de la liberté, document qui jette les fondements d’une société égalitaire et multiethnique en Afrique du Sud.
Enfin, cet ouvrage offre une méditation irremplaçable sur le sens de l’engagement : à peine entré dans le bagne, duquel il était censé ne jamais sortir, il organise la lutte pour l’amélioration des conditions de détention des prisonniers africains. Infatigable, après avoir traité ses juges de criminels et risqué la mort, il se dresse contre les autorités pénitentiaires réputées des plus cruelles pendant toutes ses années de détention. « Le combat est ma vie », affirme Mandela. Au terme de cette vie mouvementée, on ne sait si Mandela a vécu pour combattre ou combattu pour vivre.