Marianne MORANGE, France, September 2017
Le droit à la ville, résonances et appropriations contemporaines
Le droit à la ville, une notion qui a irrigué tout autant une pensée critique de l’urbain à tendance prescriptive, que nourri des luttes politiques et inspiré des politiques publiques.
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Le 9 mars 2017, le programme de recherche DALVAA (Repenser le Droit à la ville depuis les villes du Sud - Afrique, Amérique latine) a été invité à participer aux rencontres de géopolitique critique sur le Droit à la ville, organisées par l’Institut de géographie alpine, l’association Modus Operandi et un collectif d’habitants et d’associations de Grenoble.
Ce fut l’occasion d’un retour sur l’actualité de la notion de droit à la ville, née il y a 50 ans sous la plume du philosophe et sociologue Henri Lefèbvre, et fortement remobilisée depuis les années 2000 dans des sphères très diverses, autant politiques que militantes ou académiques.
Le droit à la ville est en effet redevenu l’étendard d’une plus grande justice socio-spatiale et l’un des thèmes centraux de la pensée critique de l’urbain qui renaît en sciences sociales (Morange et Spire, 2017). Face à la diversification des usages de ce terme et face à l’ampleur des mutations urbaines (« planétarisation » de l’urbain, étalement des villes, métropolisation…), faut-il renoncer à mobiliser ce concept ou faut-il le refonder et l’actualiser ? Que peut-on faire aujourd’hui du droit à la ville ?
Une notion plus que jamais d’actualité ou un anachronisme analytique ?
Cinquante ans après la publication du Droit à la ville, les mutations du capitalisme contemporain, parfois dit néolibéral, n’en finissent pas d’aliéner les vies urbaines, de les fragmenter, d’aggraver les inégalités et de dissoudre la ville dans une « métamorphose urbaine planétaire », selon les termes d’Henri Lefèbvre lui-même (1989). Cependant, de nouveaux champs de bataille politique se sont constitués grâce à certaines transformations urbaines récentes. Par exemple, et sans que cela n’épuise la question du besoin d’actualisation et de l’actualité du droit à la ville :
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La décentralisation et la participation démocratique ont fragilisé le monopole des architectes, urbanistes, techniciens et experts sur la production de l’espace que dénonçait Lefèbvre. Ces processus peuvent tout autant renforcer la néolibéralisation quand ils fonctionnent comme des registres prescriptifs de « bonne gouvernance » néolibérale qu’ouvrir des arènes de débat où les hiérarchies, les légitimités et les rapports de pouvoir sont remis en jeu.
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Les enjeux socio-environnementaux (réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles, transition énergétique, sécurité alimentaire…) figurent désormais au cœur des agendas urbains. Ils permettent de remettre en jeu la définition collective de nos modèles productifs et de nos modes de vie. Là encore, ce terrain est à conquérir par une économie politique radicale capable par exemple de promouvoir l’idée des communs et de s’opposer à des lectures de ces défis environnementaux aux ambitions simplement correctrices et qui se contentent de référentiels édulcorés tels que le développement durable et la croissance soutenable.
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L’ampleur des migrations internationales qui se dirigent majoritairement vers les villes réactualise l’idée d’une citoyenneté urbaine, ouverte aux multi-appartenances et aux identités transnationales (Purcell, 2002 et 2006 ; Dikeç et Gilbert, 2002). La discussion sur le droit à la ville se renouvelle ainsi à travers celle sur la reconnaissance politique et la justice sociale (Fraser, 2005). Là encore cependant, la tension est forte entre l’espoir de promouvoir des droits fondés sur la reconnaissance de l’altérité et la tentation nationaliste du repli sur les identités liées à la construction d’États-nations.
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Les affiliations syndicales et partisanes se sont érodées et il est plus que jamais difficile de construire des identités de classe fondées sur les solidarités ouvrières et sur la réflexivité critique des individus quant à leur place dans la division du travail. La promesse d’une convergence des luttes sociales sur une base urbaine est donc toujours aussi séduisante (voir le projet « Cities for people not for profit » porté par Brenner, Mayer et Marcuse). Le droit à la ville renaît dans ce contexte et ravive, sans le clore, le débat sur « l’urbanisation de la lutte des classes » (Castells, 1972 ; Touraine, 1978). Là encore, le champ de bataille reste ouvert car la radicalité des mouvements qui mobilisent ce slogan est très variable, ainsi que leur capacité à s’attaquer à la globalisation capitaliste. Le droit à la ville peut en effet porter des luttes radicales (comme celle du mouvement Abahlali baseMjondolo des « squatters » sud-africains fondé en 2005) autant qu’il peut servir à agréger des luttes sociales hétéroclites (la stratégie de la Right to the City Alliance créée à Los Angeles en 2007).
Enjeux et difficultés d’une appropriation pratique de la notion
Les luttes sociales se construisent en effet souvent sur des revendications précises : droit au logement contre la gentrification, droit aux services urbains, droit d’accès à l’espace public pour les minorités… Une partie de la littérature scientifique sur le droit à la ville demeure donc assez éloignée des usages militants de cette notion. Néanmoins, le souci de produire une théorie ancrée dans la praxis et de ne pas s’isoler des luttes sociales incite une partie des auteurs néomarxistes, même les plus théorisants, à penser le droit à la ville comme quelque-chose qui doit se conquérir. Ainsi, sous la plume de David Harvey (2003), il constitue un objectif à atteindre, ce qui tend à l’éloigner de la méthode d’émancipation politique proposée par Henri Lefèbvre (Busquet, 2013 ; voir aussi le texte de Claire Revol dans ce dossier) pour lui donner un contenu plus concret.
Par ailleurs, les efforts pour opérationnaliser un programme de droit à la ville sont très notables dans les sphères développementales. La notion a percolé dans les cercles onusiens car dans les villes du Sud, elle fait écho à la question de l’accès aux ressources, aux enjeux de démocratisation et de participation démocratique, autant qu’aux expulsions, déguerpissements et à la spéculation foncière. En franchissant la barrière Nord-Sud (Morange et Spire, 2014), le droit à la ville a ainsi pris un sens développemental assez large (Brown et Kristiansen 2009 ; Zérah et al., 2011). Il a aussi été intégré dans des législations nationales, en particulier en Amérique latine où les questions de droits humains et urbains sont historiquement très mêlées. Il est ainsi très présent au Brésil et dans les pays andins (Pérou, Equateur…) et au Mexique.
À travers cette dynamique d’institutionnalisation, les notions d’autonomie, d’autogestion et d’appropriation, centrale dans le droit à la ville, peuvent glisser vers le registre de l’empowerment, de la collaboration ou de la participation démocratique « invitée » par un État correcteur. Néanmoins, cette institutionnalisation reflète aussi parfois une tentative de dépassement du néolibéralisme. Au Brésil en particulier, où les travaux de Lefèbvre ont été très diffusés, le « Statut de la ville » (loi n°10 257/2001), voté avec l’arrivée au pouvoir du Parti des Travailleurs, affirme la « fonction sociale » de la propriété. Cette loi a permis de créer des instruments de contrôle du foncier urbain, favorisé la régularisation de l’occupation illégale de terrains publics comme privés et renforcé la décentralisation et les budgets participatifs (Lopez de Souza, 2001 ; Fernandes, 2007). C’est aussi le cas de l’Équateur qui cherche à bâtir une trajectoire post-néolibérale (Quentin, 2016) et où la notion de droit à la ville est très présente dans les politiques publiques.
Ces ambiguïtés expliquent que la notion de droit à la ville ait été ardemment débattue lors de la conférence Habitat III, en 2016. Pour certains, elle est dotée d’un fort potentiel progressiste et doit être intégrée dans le système international des droits de l’homme (voir le travail de la plateforme globale sur le droit à la ville et en particulier de Housing International Coalition – voir le texte de Magali Fricaudet dans ce dossier). Les défenseurs du droit à la ville ont pour l’instant perdu cette bataille car la notion, jugée trop radicale, a été récusée en tant que référentiel politique du nouvel agenda urbain, au profit de la bien plus vague idée de « cities for all ». Pour d’autres, une telle intégration aurait de toute manière été dangereuse car elle aurait conduit à un affadissement de la proposition de Lefèbvre (Kyumulu, 2014).
Dans tous les cas, l’institutionnalisation du droit à la ville se heurte à la confusion entre deux choses bien distinctes : l’idée de droits pluriels (des droits en ville ou des droits urbains) et l’idée du droit à la ville, singulier et processuel (Yiftachel, 2015). Les premiers, plus proches d’une conception réformiste du droit à la ville, seraient en outre porteurs d’un risque de dérive nimbiste car ils peuvent nourrir des demandes souvent étroites et localisées, voire émanant de groupes de citadins agrégés sur une base affinitaire (ce que Mark Purcell a appelé le « local trap », le piège du localisme). Le second s’oppose en 2015 ; revanche à la reconnaissance de spécificités sociales, ethniques ou religieuses ; il doit rimer avec la possibilité pour chacun de ne pas être identifié à un groupe établi et stigmatisé par une culture dominante et il est compris comme un programme politique radical de transformation de la société urbaine pour et par tous les habitants.
Le droit à la ville en actes dans le moment contemporain ?
Les tentatives concrètes de mise en œuvre d’une forme de droit à la ville proche de ce programme semblent néanmoins assez limitées et leur portée politique variable et difficile à interpréter.
Il existe des pratiques sociales alternatives qui visent à affirmer la primauté de la valeur d’usage de l’espace sur sa valeur d’échange (en particulier sur le droit de propriété privée). Parmi elles, le travail mené dans certains squats (Aguilera et Bouillon, 2013 ; Vasudevan, 2015 ; Colin, 2016) ou bien le détournement des espaces publics par des collectifs militants, par exemple les mouvements « anti-pub » anti-consuméristes. Ces expérimentations constituent des formes de contre-conduites majeures, et à ce titre réprimées : elles contestent les usages marchands de l’espace et combattent la naturalisation de normes spatiales et sociales aliénantes ; elles bousculent les hiérarchies sociales fondées sur la technocratie, la méritocratie etc. en promouvant des économies alternatives et collaboratives ; elles sapent le principe d’une autorité verticale en affirmant en actes la possibilité d’une citoyenneté insurgente qui s’approprie l’espace urbain. Ces tentatives, très proches de la proposition d’Henri Lefèbvre et qui ont pour certaines fleuri dans les années 1970 en lien avec les débats sur l’autogestion et l’autonomie politique, demeurent confidentielles ou limitées, du moins au regard de l’aliénation massive des vies quotidiennes.
Si l’on recherche des lieux d’émergence de pratiques sociales et spatiales autonomes massives, il semble qu’il faille se tourner du côté des villes du Sud. L’autoproduction du logement populaire, le commerce de rue dit informel, les occupations de terres par des squatters que l’État déguerpit violemment apparaissent à certains comme autant de formes d’expression d’un droit à la ville en actes. Ce débat est très vif en Afrique du Sud. Le mouvement Abahlali baseMondjolo, qui se réclame d’une inspiration lefébvrienne, défend la légitimité des squatters à occuper/réquisitionner l’espace urbain, contre l’interprétation que le gouvernement sud-africain fait du slogan de la Banque mondiale « ville sans bidonville » en les expulsant. Marie Huchzermeyer y discerne une voie lefébvrienne d’émancipation populaire, démocratique sur le plan processuel chez Abahlali et en rupture avec l’État. Elle l’oppose à la posture co-gestionnaire du mouvement Slums/Shack Dwellers International qui collabore avec l’État. Les quelques analyses qu’Henri Lefèbvre a consacré aux quartiers irréguliers à la suite de son séjour au Pérou et au Brésil en 1972 oscillent bien entre une célébration de l’intensité de la vie sociale dans ces quartiers et de leurs capacités d’auto-organisation populaire et le constat de leur intégration dans l’économie capitaliste et de leur rôle dans la reproduction des rapports de production et l’accumulation.
Finalement, le droit à la ville, cette ingénieuse formule à la fois abstraite et opérationnalisable, programmatique et ouverte, et dotée d’une forte puissance évocatrice sur le plan politique parle autant aux efforts réformistes des uns qu’aux ambitions révolutionnaire des autres. Elle a donc irrigué tout autant une pensée critique de l’urbain à tendance prescriptive, que nourri des luttes politiques et inspiré des politiques publiques. Reste à savoir si elle peut aujourd’hui être remobilisée, en dehors de toute prétention à la prescription politique, pour nourrir une analyse critique du sens politique des pratiques sociales et spatiales. C’est toute l’ambition du programme DALVAA.
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