Alia Al Jiboury, Paris, octobre 2006
Les enjeux de la démocratisation au Moyen-Orient jusqu’en 2006
Les obstacles à la politique américaine de démocratisation.
Mots clefs : Libéralisme et paix | La démocratie, facteur de paix | Autorité politique | Gouvernement des Etats-Unis | Administration Bush 2 | Stratège | Elire démocratiquement les autorités | Etats-Unis
Les enjeux de la démocratisation du Monde Arabe
Au début de l’année 2004, le président G.W Bush a présenté officiellement la ligne de sa politique au Moyen-Orient, suite à la guerre en Afghanistan et en Irak.
Le cœur de cette politique qui est aujourd’hui toujours d’actualité pour le deuxième mandat consécutif de G.W Bush est le projet du Grand Moyen-Orient. Le but est de remodeler la région à travers l’économie, la politique et l’éducation, dans une perspective de démocratisation.
A partir de cette date, la « démocratisation du Moyen-Orient » passant par l’Irak est devenue le principal justificatif de l’action de l’administration américaine. En effet, le processus de reconstruction démocratique irakien encadré par les américains, est censé inspirer et se répandre à tous ses voisins. A cette fin l’équipe Bush s’engage à utiliser tous les outils accessibles.
Mais jusqu’où peuvent aller les protagonistes américains et quelles peuvent être les conséquences de cette démocratisation imposée dans une région aussi complexe ?
Dans une première partie nous aborderons la vision américaine de la région (I), puis nous étudierons les modifications qu’a entraîné la mise en pratique de cette politique (II) et pour finir nous analyserons les risques susceptibles d’en découler.
I. La vision américaine du Moyen-Orient
Le Moyen-Orient a toujours représenté un axe clef de la politique étrangère américaine, depuis les années 40. De par sa dimension pétrolière, il contient l’une des bases indispensable au développement de l’économie américaine.
A partir de la Guerre Froide, cette région est devenue stratégique de par ses ressources nécessaires au premier consommateur mondial d’énergie, mais aussi de par la rivalité idéologique entre l’URSS et les Etats-Unis. Cette époque fut dominée par la pensée de Kissinger qui prôna en conformité avec la « Realpolitik », l’immobilisme politique des régimes arabes comme option nécessaire à la consolidation de l’influence américaine. En échange d’une approbation de la diplomatie américaine, les régimes se voyaient soutenus.
Les limites de cette politique ont commencé à se faire sentir lorsque les Etats-Unis en 1979 ont continué à appuyer le Shah d’Iran, ignorant alors qu’une population était en train de se soulever, donnant naissance à l’islamisme politique.
Dans les années 80, le président Reagan introduisit une vision opposée au réalisme, attenant à une vision idéaliste d’une mission américaine d’exporter les justes valeurs au reste du monde. C’est dans son discours de Juin 1982 que Reagan parla « d’une croisade pour la liberté qui engagera la foi et le courage de la prochaine génération. » (1). Le président Bush père et Clinton reprirent une vision plus « réaliste » dans un nouveau contexte de sortie de Guerre Froide. Malgré « le nouvel ordre mondial » prôné par Bush père, son action n’alla pas jusqu’à Bagdad et préféra laisser un régime connu en place.
Le 11 Septembre 2001 a révélé les limites de l’immobilisme politique des pays arabes, lorsque certains régimes soutenus n’ont pu s’opposer aux islamistes radicaux. Les néo-conservateurs qui participaient alors au gouvernement de G.W Bush, décidèrent de passer à l’action et de bousculer l’ordre établi dans la région, afin de pérenniser leur accès aux ressources énergétiques, mais aussi probablement pour d’autres raisons. Notamment selon G. Ayache « pour montrer (leur) force par rapport à la Chine dont le statut international ne cesse de croître et dont les besoins énergétiques sont appelés à concurrencer ceux des Etats-Unis(…), et dans l’objectif proclamé de lutte contre le terrorisme. » (2)
Les néo-conservateurs se sont dès le début prononcés pour la redistribution des cartes politiques dans cette région, donc un changement de régimes. Le nouveau président américain voulut se poser dans la lignée des présidents qui ont marqué l’histoire. Lors de son discours du 11 Septembre 2006, il s’est adressé en ces termes au peuple américain : « Ayez la patience de faire ce que nos pères et nos grands-pères ont fait pour l’Europe et pour l’Asie. » (3) En fait, le vieux projet de Reagan d’exportation de la démocratie fut remis au goût du jour à travers l’annonce du projet de Grand Moyen-Orient en Novembre 2003 qui prôna la nécessité d’une démocratisation sans limites. Les néo-conservateurs qui avaient participé au deuxième mandat de Reagan revendiquèrent leur apport à la démocratisation en Asie, en Amérique latine et en Europe dans les années 80 et 90. Il était donc temps selon eux de mettre fin à la situation stagnante au Moyen-Orient. La théorie des dominos était censée s’appliquer à la région en partant de l’Irak, même si elle pouvait mettre un certain temps à se réaliser selon les dynamiques locales.
Après l’immobilisme des années 90, le moment était, selon des théoriciens comme William Kristol et Lawrence F. Kaplan, à la déstabilisation des régimes pour préfigurer un nouvel ordre mondial (4).
Mais les raisons de ce projet, semblaient aussi provenir de la conjoncture de la région emprunte à la montée de l’islamisme et du terrorisme. Le cas irakien ne fut finalement pas un réel succès et la question palestinienne semblait être dans une impasse, une nouvelle dynamique paraissait donc nécessaire et une nouvelle approche tombait à point.
Après la période de guerres préventives, les américains décidèrent que leur lutte contre le terrorisme devait s’attaquer à la stagnation du monde arabe.
II. De la théorie à la pratique
La Guerre d’Irak en 2003 a été, malgré la situation dramatique aujourd’hui, suivie de changements politiques importants dans la région. Même si ces phénomènes découlent aussi de dynamiques locales, ils ne peuvent pourtant pas être analysés sans lien avec la politique américaine dans la région. Il est en effet impossible de nier que l’invasion américaine a bouleversé le paysage du Moyen-Orient. En faisant un tour des principaux pays de la région, nous tenterons de voir les évolutions :
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L’Irak est le premier pays ayant subi un changement radical en 2003. L’invasion américaine et la chute du régime de Saddam Hussein, mirent un terme au système dictatorial qui avait survécu par la volonté américaine, après la Guerre du Golfe et les 13 ans d’embargo. Ce pays qui était d’après les théoriciens de l’administration Bush, le meilleur champ pour expérimenter leur théorie est aujourd’hui libéré de trente ans de dictature sanguinaire, mais reste à la merci de forces extérieures venues perturber sa reconstruction. Les irakiens peuvent en théorie s’exprimer librement alors que la question de la démocratisation de l’Irak était impensable à l’époque des Bassistes, mais le pays est loin d’être à l’abri de l’apparition d’une nouvelle dictature.
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La fin de l’occupation syrienne au Liban a été entraînée par des évènements locaux comme le réveil de la société civile libanaise après le report imposé par la Syrie des élections libanaises et l’assassinat de Rafic Hariri. Mais elle a surtout été possible par la pression de la communauté internationale et surtout de la part des Etats-Unis. La Syrie étant depuis longtemps visée par Damas, ses choix étaient limités et son désengagement inévitable dans le contexte de transformation du moment. Le régime de Bachar El Assad était isolé et marginalisé par l’action de l’administration américaine depuis 2003 (voir fiche sur les tensions syro américaines).
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La Jordanie, continue sa libéralisation économique après la création d’une zone de libre-échange avec les Etats-Unis en 2000. En avril 2005, un nouveau gouvernement fut nommé et un programme de décentralisation administrative débuta. Ces changements ont été effectués après les nombreuses recommandations des américains concernant la démocratisation du régime. Le pouvoir des parlementaires s’est accru et l’opposition aux réformes lui donna pour la première fois l’occasion de jouer un vrai rôle.
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L’Egypte qui a été l’un des pays à adopter un régime économique dévellopementaliste dans les années 70 suivi d’une évolution politique a connu, avec l’arrivée de Mubarak en 1981, une régression dans la transition démocratique pendant 20 ans. Même si le contrôle draconien de toute opposition continue, sous les pressions américaines, en Septembre 2005, se sont déroulées les premières élections présidentielles pluralistes, alors que jusqu’à présent l’élection présidentielle se faisait par plébiscite.
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L’Arabie Saoudite est emprunte depuis 2001 à une dynamique interne de revendication de la part des réformistes qui veulent, certes, un régime monarchique mais aussi parlementaire. Ces demandes ont été plus virulentes au moment où le ton du discours américain s’est durcit vis-à-vis de son allié et où la politique de la monarchie est devenue de plus en plus impopulaire, surtout lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Finalement, le 10 février 2005 se sont tenues des élections municipales sur une base individuelle et non de partis politiques.
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Le Koweït, en mai 2005, a amendé la loi électorale et autorisé le vote des femmes, salué immédiatement par l’administration Bush. En juin 2005, une femme a été pour la première fois nommée ministre, malgré les oppositions des islamistes dans le pays.
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La situation en Palestine ne cesse de fluctuer et la mort de Yasser Arafat changea complètement la donne dans la région. Des élections transparentes ont été alors organisées pour permettre de désigner un successeur. En Août 2005, Ariel Sharon finit par se retirer de la bande de Gaza, après de nombreuses pressions du Département d’Etat américain.
Mais ces quelques cas de changement ne doivent pas cacher que le processus démocratique est loin d’être de fond. L’entreprise américaine d’imposer un système par une dynamique extérieure est loin de produire les effets attendus.
III. Les risques et les conséquences de la « démocratisation à l’américaine »
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1/ Le cas irakien
La situation actuelle en Irak est loin de représenter pour le monde arabe un exemple réussi de démocratisation. L’embourbement dont font preuve les américains dans ce pays permet à la plupart des régimes autoritaires de garder une emprise sur leur population. En effet, plutôt que de servir de modèle dans la théorie des dominos néo-conservatrice américaine, l’Irak est devenu un modèle d’instabilité répulsif pour les populations arabes. L’équilibre entre les diverses composantes des populations de la région tenant d’une véritable alchimie dans beaucoup d’Etats, le phénomène de lutte pour le pouvoir qui se transforme en lutte communautaire effraie le monde arabe. Le déchaînement de violence incontrôlable est révélateur d’une transition démocratique mal préparée et imposée par une dynamique extérieure. Aujourd’hui l’Irak vit une situation chaotique et rappelle aux américains une guerre qui a duré particulièrement longtemps et qui s’est soldée par une défaite. En effet, le 18 octobre 2006, le président G.W Bush n’a pour la première fois pas écarté la comparaison avec le « Viêt-Nam » en parlant de la situation dans ce pays. Un changement de stratégie à l’égard du pays, qui devait provoquer une contagion démocratique dans le Monde arabe, semble devenu inévitable (5). Les américains veulent passer d’une résolution du conflit de manière unilatérale à une coopération avec les autres pays. Les deux principaux interlocuteurs pourraient être la Syrie et l’Iran qui sont les plus impliqués et donc les mieux placés pour devenir des interlocuteurs. Mais cela ne pourrait se faire que si les Etats-Unis revoyaient leur politique envers ces deux pays en contrepartie de leur participation. Cependant l’occupation américaine d’après les autorités de Washington est prévue pour durer au moins jusqu’à la fin du mandat de Bush. La question est donc de savoir si les nouvelles réorientations sont des promesses électorales ou si elles seront bien effectives ? La situation en Irak est imprévisible et personne ne peut prédire le futur de ce pays ni les conséquences pour l’équilibre de la région.
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2/ Une démocratisation de surface
Le projet de démocratisation du monde arabe a, sans aucune contestation possible, bouleversé la situation établie depuis des décennies dans les pays de la région. Il a très certainement permis d’ouvrir la voie à des réformes réclamées depuis longtemps par les populations et d’accélérer le processus de démocratisation dans certains pays grâce aux pressions exercées sur les régimes par les américains. Le problème est de savoir si les évolutions réalisées et les transformations sont de fond ou superficielles.
Pour mieux comprendre la situation, il est possible de se référer à un mouvement des sciences politiques : la « transitologie » (6), qui depuis déjà plusieurs décennies, mène des études sur le processus de démocratisation dans le monde et les phénomènes de transition comparée(7). Il est intéressant de connaître le contenu de ces études selon les observations (8) et leur éventuelle adaptabilité au monde arabe. La démocratisation est le moment critique où l’on négocie des pactes. Selon les transitologues il existe trois étapes pour arriver à la vraie démocratie :
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la libéralisation politique ;
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la démocratisation ;
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la consolidation de la démocratie.
Selon les transitologues, le monde arabe est divisé en deux camps :
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la persistance de l’autoritarisme ;
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la transition par contrainte : la transition est initiée par les régimes et non par la société civile.
Pour les pays qui sont entrés en transition par contrainte, la phase de libéralisation politique est le meilleur moyen pour ne pas aller jusqu’au bout. En effet, le pluralisme se met en place mais la marge d’action est consciencieusement gardée par le pouvoir autoritaire en place (voir Egypte, Jordanie, Koweït).
Certains arabes parlent comme dans le livre de Ghassan Salamé de « pluralisme sans démocratie » (9). Deux autres facteurs font du Moyen-Orient une région peu propice à une démocratisation de force :
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La forte contrainte extérieure qui pèse sur la région, avec les conflits qui s’éternisent comme le conflit israélo-arabe et la Guerre en Irak. Ces évènements permettent aux différents régimes de mobiliser une idéologie forte et de légitimer l’union nationale.
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La dépendance vis-à-vis de l’extérieur qui a entraîné pendant la Guerre Froide un gel des structures politiques. Au Moyen-Orient, il y a,à l’heure actuelle, les régimes menacés par la puissance américaine et ceux qui sont dépendants de son aide.
La démocratisation si elle est imposée de l’extérieur, freine le processus de base car cela la transforme en concept imposé par l’Occident et donc infériorise les populations arabes dans la pensée. Il est assez aisé d’organiser des élections libres, mais il est plus difficile d’enraciner une culture démocratique authentique.
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3/ L’arrivée des islamistes
L’ouverture démocratique de certains pays a fait apparaître un phénomène que les Etats-Unis étaient loin d’imaginer et qui les fait de plus en plus s’interroger : l’arrivée des islamistes au pouvoir. En effet, la question est de savoir si la vague de démocratisation dans le monde arabe peut entraîner l’arrivée généralisée des islamistes au pouvoir. Quelle reconnaissance accorder alors à ces nouveaux arrivants de la scène politique ?
L’autoritarisme arabe présent dans la région depuis des décennies a muselé toute opposition possible au sein des sociétés civiles, les idéologies du passé n’existent plus, seuls les islamistes ont réussi depuis les années 80 à représenter une menace pour les régimes arabes. Lors de la libéralisation du politique et donc de l’introduction du pluralisme, les islamistes se sont soumis au processus démocratique et sont passés par les voies officielles. Ainsi au Liban durant l’année 2005, le Hezbollah a été plébiscité dans le sud du pays à l’occasion des dernières élections législatives et il est entré pour la première fois au gouvernement, se voyant attribué ainsi un statut officiel de parti politique. En juin 2005, l’Iran, après avoir vécu deux mandats sous les réformateurs, a élu à sa tête l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejab. En Septembre 2005, en Egypte, les premières élections pluralistes ont fait apparaître le fort soutien populaire dont bénéficiait les Frères Musulmans. Pour finir le dernier exemple est celui du Hamas arrivé au pouvoir en Janvier 2006, largement plébiscité par la population palestinienne, après l’organisation d’élections transparentes supervisées par les européens.
Dans tous ces pays, l’arrivée des islamistes au pouvoir ne veut en aucun cas dire que les populations se radicalisent et défendent les islamistes, c’est en fait la seule solution pour eux d’en finir avec la corruption des régimes arabes et les conflits catastrophiques comme celui qui oppose les israéliens aux palestiniens. Ce conflit est aujourd’hui tellement ancré dans les mémoires arabes comme un concentré d’injustice et d’humiliations, que sans une résolution définitive, un processus de démocratisation de la région ne pourra être que superficiel.
Notes :
(1) Discours cité dans l’article sur G.W.Bush et la « paix démocratique », Le Figaro, 19 Mars 2005.
(2) Revue « Questions Internationales », Novembre-Décembre 2005, p.86.
(3) Extrait du journal « Le Monde », « Georges Bush prévient l’Amérique que la Guerre n’est pas finie », 13 Septembre 2006.
(4) « Notre route commence à Bagdad », Editions Saint-Simon, Paris, 2003.
(5) Voir le journal « Le Monde », « Bush et Blair fragilisés par les critiques sur l’Irak », le 20 Octobre 2006.
(6) Transitologie : analyse des acteurs dans l’espace politique en prenant en compte les acteurs avant les valeurs de la démocratisation.
(7) Auteurs fondamentaux de la Transitologie : G. O’Donnel, Philippe Schmitter.
(8) Ouvrage d’inspiration L. Whiteland, “ Transition from authoritarian rule prospect for the democracy “.
(9) ”Démocratie sans démocrates”, de Ghassan Salamé, Editions Fayard.