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, Paris, 2005

L’Argentine ou le constat d’une décadence

Rappel de l’histoire argentine précédant la transition politique du pays de 1982-1983. Il s’agit d’analyser son passé historique comme préalable à la compréhension des spécificités de sa transition et consolidation démocratiques.

Keywords: | To analyse conflicts from a social point of view | To analyse conflicts from an economic point of view | | | | | | | | | Argentina

« La plupart des Argentins ont une foi inébranlable dans le destin de leur pays. » (1)

L’Argentine possède de fabuleuses richesses naturelles, une population dotée d’un niveau culturel élevé, une main d’œuvre qualifiée et une industrie précocement développée. Dans les années 1920, elle se rangeait parmi les sept puissances économiques du monde.

Puis, en quelques années, le pays sombra dans une incroyable régression économique et sociale. Entre les années 1940 et 1970, l’Argentine est passée d’une position privilégiée dans la hiérarchie internationale, avec un PNB total nettement supérieur à celui de l’Italie et de l’Espagne, à une position bien au-dessous de ces deux pays européens. Après un redressement de courte durée dans les années 1990, l’Argentine connut une crise économique sans précédent en 2001, permettant d’affirmer qu’elle représente « l’échec national le plus retentissant de l’histoire moderne » (2).

La question se pose donc de savoir pourquoi et comment un pays doté d’un potentiel aussi exceptionnel a pu atteindre un tel niveau de détresse économique.

Marqués par une dictature militaire drastique et meurtris par une répression sans précédent, les Argentins avaient mis dans les années 80, tous leurs espoirs dans un régime qu’ils souhaitaient démocratique, ayant pour seuls mots d’ordre : liberté et justice sociale.

L’élection en décembre 1983 de Raúl Alfonsín, comme président de la République à charge de cette transition vers la démocratie, était porteuse d’espoir. Le nouveau dirigeant usait d’un discours rassurant, promettant paix sociale et prospérité partagée, en bref, un avenir meilleur pour un peuple qui avait tant souffert.

Pourtant, tous ces espoirs ne trouvèrent guère de traductions concrètes et la transition vers la démocratie comme solution à tous les maux n’eut pas lieu. La rage de 2001 traduisit une situation sociale explosive, le mécontentement de citoyens délaissés par un pouvoir politique ne satisfaisant pas leurs besoins et ne défendant pas leurs intérêts.

I. Evolution historique de 1850 à 1983, date de la transition démocratique en Argentine

1. La mise en place de l’Etat-nation au XIXe siècle

L’Etat argentin s’est constitué pendant la seconde moitié du XIXe siècle.

Le 25 mai 1810, l’élite locale déclencha la rupture vis-à-vis de la Couronne espagnole, affaiblie en raison de la campagne de Napoléon en Europe.

C’est en 1816 que l’indépendance fut solennellement proclamée.

En 1853, une constitution libérale fut adoptée par toutes les provinces, et Buenos-Aires la ratifia en 1860.

Après cette période de fondation institutionnelle s’ouvrait un « âge d’or » dont le souvenir reste à ce jour encore vivant. L’économie connaissait une expansion fulgurante, et c’est à ce moment-là que l’Argentine décida d’ouvrir ses portes aux travailleurs européens.

Entre 1869 et 1914, trois millions d’immigrants (surtout des Italiens et des Espagnols, qui représentaient 80 % du total), se sont fixés en Argentine, et la population passa durant cette période, de moins de deux millions d’habitants à près de huit millions !

La plupart des nouveaux arrivants restèrent à Buenos-Aires, qui vit passer sa population de 180 000 habitants en 1870, à plus d’un million et demi en 1914.

Que faire quand les étrangers s’avèrent être plus nombreux que les natifs ?

La loi de 1884 instaurant l’éducation laïque, gratuite et obligatoire, ainsi que la loi de 1901 établissant le service militaire obligatoire, constituèrent les bases d’un effort d’assimilation que l’Etat déploya en vue d’ « argentiniser » le plus vite possible les enfants des nouveaux arrivés.

Seulement 8 % des familles possédaient presque 80 % des terres. Autrement dit, l’Argentine était celle du pouvoir oligarchique. Un grand nombre d’immigrants et de leurs descendants s’installèrent donc dans les villes et s’intégrèrent progressivement aux activités professionnelles, administratives, de commerce et d’artisanat, formant la base d’un secteur moyen relativement autonome, scolarisé et mobile. Dans le même temps, une classe salariée commençait à se former autour de l’industrie liée aux exportations.

L’oligarchie foncière contrôlait fermement cette société plurielle et bouillonnante constituée à la fois d’ouvriers syndicalisés, d’immigrants anarchistes ou socialistes, de citoyens engagés et de jeunes idéalistes.

2. Les courants et tendances politiques dominants de l’Argentine du XXè siècle

a/ Le radicalisme

Né à la fin du XIXè siècle, le radicalisme a été traditionnellement le parti de la classe moyenne et des immigrants pendant les premières décennies du XXè siècle.

Sur le plan idéologique les tenants du radicalisme oscillèrent entre le libéralisme et la social-démocratie (3).

C’est en 1916, lors des premières élections par suffrage secret, obligatoire et universel (masculin) que le radicalisme remporta pour la première fois la majorité des voix, marquant la fin de la prédominance absolue du projet libéral oligarchique et traduisant « l’entrée dans la vie politique de vastes secteurs de la population jusque-là marginalisés » (4).

b/ Le péronisme

Mouvement politique créé par Juan Domingo Perón dans les années 1940, le péronisme est habituellement considéré comme l’expression paradigmatique du populisme latino-américain, « cette forme particulière de corporatisme qui s’appuie sur un leadership charismatique et une rhétorique nationaliste » (5).

Perón fut à l’origine d’une manière particulière de faire de la politique : c’est avec lui que la parole devint un puissant instrument de mobilisation sociale.

Il mit en application la doctrine du « justicialisme » : populisme qui alliait dirigisme économique et projets de justice sociale fondée sur la redistribution. Les premières mesures de son régime, telles que le vote des femmes et la nationalisation de certaines industries importantes, lui valurent une grande popularité.

Le péronisme est une forme de populisme qui s’identifie formellement aux positions plus conservatrices d’une démocratie chrétienne, mais qui a également promu des projets réformateurs de gauche. Le péronisme s’est toujours réclamé d’une pensée à la fois collectiviste et nationaliste.

3. L’avènement des militaires au pouvoir : les « années de plomb »

Lorsque le 1er juillet 1974, Juan Domingo Perón mourut, sa femme Isabelita (6), lui succéda et s’associa à des éléments d’extrême droite, tels que l’organisation « Triple A » de José López Rega (7). Anticommuniste et particulièrement violente, cette organisation n’hésita pas à procéder à des enlèvements et assassinats politiques. Le climat de tension politique et sociale qui en résulta, ajouté à l’incapacité d’Isabelita à sortir le pays du marasme économique dans lequel il s’enfonçait, aboutit à un coup d’Etat militaire le 24 mars 1976.

Le nouveau régime n’entendait pas simplement modifier les règles du jeu ; l’objectif était également la refonte du capitalisme argentin afin qu’il puisse répondre à la mondialisation en cours et juguler la montée des luttes sociales.

La première étape fut l’instauration d’un véritable Etat dictatorial et d’une répression systématique. Eduardo Luis Duhalde (8) définit la situation de la manière suivante : « L’Etat terroriste apparaît dans une conjoncture de crise profonde en Amérique latine, caractérisée principalement par l’épuisement du modèle traditionnel capitaliste dépendant. (…) Mais aussi comme une réponse à la montée des luttes politiques et revendicatives des masses populaires qui, avec divers niveaux de développement et d’organisation, menacent de trouver des solutions progressistes, y compris révolutionnaires, à cette crise » (9).

Dans un contexte de profonde crise économique et politique, le renversement du gouvernement fut d’abord appuyé par une large partie de l’opinion désireuse d’un retour à l’ordre et à la stabilité.

Mais les militaires déployèrent sans attendre un projet de désarticulation des liens de solidarité et de consolidation d’une économie de marché.

Après avoir interdit tout parti politique, les militaires menèrent une répression meurtrière contre toute forme d’opposition, emprisonnant, tuant ou faisant disparaître des militants de gauche, des journalistes, des universitaires et des étudiants.

L’impunité du pouvoir en place était totale, faute d’une opposition politique susceptible de dénoncer les crimes, à grande échelle, perpétrés au quotidien. Une véritable censure dominait la liberté d’expression et de pensée. Malgré l’indignation, silence et soumission constituaient les seuls moyens de survie. En effet, l’objectif d’anéantissement de la « subversion » se traduisit par la destruction pure et simple de toute forme de résistance, comme le résume David Rock : « La tâche de l’armée, en utilisant dans ce sens le prétexte de la lutte contre la subversion, fut de détruire le pouvoir de négociation collective et les moyens de résistance des travailleurs » (10).

La dictature de cette décennie fragilisa considérablement une société civile dépouillée et désœuvrée, poussée à la délation et empreinte de méfiance. C’est ainsi que le coup d’Etat militaire, présenté à l’origine comme l’occasion de combler le « vide » laissé par les péronistes et de sauver le pays en le remettant dans le droit chemin, se transforma en un cauchemar qui semblait interminable.

Quant à l’orientation économique du nouveau régime, elle apparaît clairement dans les grandes lignes du « Programme de rétablissement, d’assainissement et d’expansion de l’économie argentine », présenté en 1976 par le ministre José Alfredo Martinez De Hoz (11) et approuvé par la junte militaire.

Les aspects les plus notables de ce programme sont l’ouverture de l’économie au marché mondial et la réduction du rôle de l’Etat : en effet, la politique économique mise en œuvre par les militaires, a réduit à l’extrême la place de l’Etat et instauré un système de déprédation des biens publics par un endettement massif et par la dépossession pure et simple. En fait, ce plan conduit au démantèlement du modèle d’industrialisation par substitution et de l’Etat providence instauré par le péronisme d’après-guerre. Ce glissement vers un modèle néolibéral, conduisit au démantèlement du tissu associatif et social, et surtout à la refondation des structures économiques, à travers l’ouverture brutale des marchés intérieurs et la chute du pouvoir d’achat des classes populaires.

C’est ainsi qu’après cinq années de dictature, l’Argentine se trouvait plongée dans un chaos à la fois économique et social, et les promesses initiales de prospérité étaient depuis longtemps tombées dans l’oubli. L’objectif de la restructuration capitaliste était atteint (le modèle d’accumulation précédent avait commencé à être démantelé), mais le pays s’enfonçait dans une crise majeure.

4. Le coup de théâtre des Malouines

Les militaires engagèrent le pays dans la guerre des Malouines afin de rallier les Argentins à une cause commune qui leur ferait oublier la débâcle politique du moment.

La dictature jouait ainsi son ultime carte, celle de l’orgueil national, dans le but de retrouver un semblant de crédibilité. Dans un premier temps, une large partie de la population appuya l’opération. Mais très vite les militaires perdirent toute légitimité lorsque, forte de sa supériorité professionnelle, technologique et logistique, l’armée anglaise remporta la victoire et reprit les îles. La dictature militaire avait échoué de façon humiliante et la priorité du régime était désormais de trouver un moyen efficace de se dessaisir du pouvoir le plus vite possible, sans avoir à payer les conséquences de son échec. Les militaires levèrent donc l’interdiction des partis politiques et s’éclipsèrent sans plus attendre.

5. Point sur la situation post régime militaire

Le régime militaire sortant s’était avéré incapable de redresser l’économie : en effet, les chiffres parlent d’eux-mêmes :

  • 1 000 % d’inflation ;

  • 15 % de chômage ;

  • 40 milliards de dollars de dette extérieure.

Au niveau social, la situation était encore plus dramatique : après sept années de répression plus de 30 000 (12) citoyens étaient portés disparus, et l’ensemble de la société était marqué de blessures psychologiques durables.

Ce n’est qu’en prenant conscience de la gravité de la situation et du caractère systématique de la répression endurée, que l’on peut comprendre la transition démocratique et son déroulement.

Les Argentins rêvaient d’un monde meilleur et nous verrons qu’Alfonsín su, par la parole, leur transmettre l’espoir d’une vie stable et paisible : ils se laissèrent séduire par un homme qui leur promettait paix sociale et prospérité partagée, en bref, une rupture définitive avec le passé.

II. Une transition démocratique signée « Alfonsín »

Le 10 décembre 1983, Raúl Alfonsín est élu président de la République à l’issue d’élections libres, avec 52 % des voix contre 40 % pour le candidat péroniste Italo Lúder.

Figure principale du Parti Radical (UCR : Unión Cívica Radical), sa victoire marque ainsi un tournant dans les choix politiques du peuple : pour la première fois en quarante ans, les Argentins se prononcent majoritairement et librement en faveur d’une formation politique autre que le Parti Justicialiste (Perón). Cette défaite du péronisme s’explique, entre autres, par le virage à droite pris par le gouvernement d’Isabela Perón.

1. 1983, Raúl Alfonsín élu président de la République : les raisons de son succès électoral

Lassé de l’autoritarisme et de la violence politique, le peuple argentin se laissa séduire par le discours on ne peut plus démocratique d’Alfonsín. En effet, durant les premiers mois de l’année 1983, le discours politique de ce dernier avait été dominé par la description des effets de la dictature et le ton général était celui de la dénonciation afin de rendre visible une réalité étouffée par les militaires. Alfonsín centra sa campagne électorale sur la volonté de construire un Etat de droit, dont les piliers devaient être la liberté et la justice sociale. La percée exceptionnelle de son discours s’explique en grande partie par le fait d’avoir su appréhender et exprimer les besoins et les attentes d’une société meurtrie par dix ans de répression. Il insiste sur une représentation contractuelle du lien entre gouvernants et gouvernés, et met l’accent sur les questions sociales et le besoin de se rapprocher du peuple. L’idée était de restaurer la confiance du peuple dans la parole politique en se positionnant comme un dirigeant crédible, rompant ainsi définitivement non seulement avec les militaires mais aussi avec le péronisme. De cette façon il incarna rapidement une alternative plus attrayante que celle du populisme et entreprit une nouvelle étape fondée sur la récupération des droits civiques et sociaux des Argentins : de cette manière Alfonsín obtint l’appui presque unanime de l’électorat non péroniste et même d’une partie de l’électorat traditionnellement péroniste. Une fois au pouvoir, ses objectifs ont principalement consisté à « dépasser l’état d’urgence nationale », afin de « consolider le pouvoir démocratique » et « créer les assises pour une période de stabilité, de justice et de développement » (13). Quant à son programme économique, il prônait le plein déploiement d’un Etat social, autant producteur que distributeur de richesses.

2. Réalisations concrètes du gouvernement d’Alfonsín

a/ Le procès des dictateurs : un travail sur la mémoire collective

Au lendemain de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, le congrès abrogea la loi dite de « pacification nationale », promulguée trois mois auparavant par les militaires afin d’amnistier ces derniers qui avaient largement participé à la répression. Raúl Alfonsín obtint l’adoption d’une loi qui permettait de faire juger par les tribunaux militaires eux-mêmes les membres de l’armée mis en accusation, avec possibilité de comparaître ultérieurement devant une instance civile. Cette initiative avait pour but d’aider l’armée en tant qu’institution, à sortir indemne des séquelles de la dictature. Mais les militaires refusèrent catégoriquement le principe même du pacte et au mois de septembre 1984 le Conseil supérieur des forces armées jugea que les ordres émis et reçus par les inculpés étaient « sans objection possible » (14).

L’affaire fut alors confiée à la juridiction de la Chambre fédérale, et le 22 avril 1985 débutait devant plus de 500 journalistes du monde entier, un procès historique et sans précédent en Amérique latine. Le 9 décembre 1985, la Chambre fédérale infligea quelques peines sévères, dont deux sentences à perpétuité prononcées contre les ex-commandants Videla et Massera. Les militaires acceptèrent mal la condamnation des hauts gradés tandis que la population considérait quant à elle que, si ce procès constituait un signe de restauration de la prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, les peines prononcées étaient encore insuffisantes et qu’il ne fallait pas en rester au simple jugement de figures emblématiques de l’armée.

Tiraillé d’un côté par le malaise grandissant au sein de l’armée et de l’autre par les demandes de la population pour que justice soit faite, Raúl Alfonsín élabora un projet de loi destiné à clore la période d’admissibilité de nouvelles poursuites contre des officiers impliqués dans des crimes commis pendant la dictature militaire. Cette loi fut adoptée en date du 23 décembre 1986 et baptisée par la presse « loi du point final », un point final qui valut à Alfonsín la perte d’une grande partie de sa crédibilité aux yeux d’un peuple assoiffé de justice. Or l’efficacité de cette loi fut limitée car les juges s’empressèrent de citer à comparaître quelques centaines de militaires, et cette situation accentua l’amertume au sein de l’armée tout en creusant le fossé entre le commandement et les officiers : en effet, ceux qui avaient exécuté les ordres durant la répression se sentaient de plus en plus trahis par leurs supérieurs.

b/ Modernisation économique

Au cours d’une première phase, sont essayées les recettes keynésiennes de relance de l’économie et notamment la reconstruction du marché intérieur au moyen d’une augmentation générale des salaires. Toutefois les illusions de la relance économique s’évanouissent rapidement : le pays est brutalement confronté à une course effrénée de l’hyperinflation. Le taux de celle-ci grimpe à 700 % en 1984, pour atteindre le sommet critique de 1 200 % en 1985. Alfonsín annonça alors l’instauration d’une économie de guerre et quelques jours plus tard il déclara l’état d’urgence national. Pour faire face à la crise économique, il décide de mettre en oeuvre le « Plan Austral », un plan qu’il dévoila au peuple dans une déclaration télévisée le 14 juin 1985 :

« Le pays a besoin des Argentins. Nous n’avons pas d’autre option, nous devons reconstruire l’Argentine. (…) nous ne pouvons plus perdre une seule minute dans des illusions anachroniques (…). Je pense que plus aucun Argentin ne croit à des miracles de ce type, car nous savons tous que les grandes réussites sont conquises avec du travail et de l’effort. (…) Alors, nous allons commencer ensemble une bataille contre la frustration, contre le désespoir qui a accablé les Argentins pendant des décennies. Des années et des années durant, notre pays nous a échappé, il s’est rapetissé, il s’est attristé » (15).

La mise en œuvre du Plan comportait notamment la création d’une nouvelle monnaie ainsi que le gel des salaires, des prix, des tarifs publics, et un secours international significatif de la part du FMI et de Washington. Le Plan Austral prévoyait l’élimination du déficit public au moyen de nouveaux impôts et la préservation du salaire minimum ainsi que la continuité des prestations de retraites et du programme d’alimentation gratuite aux démunis. Les services sociaux devaient être maintenus et aucune mise à pied parmi les employés de l’Etat n’était envisagée. Un congé bancaire de quelques jours permit de provoquer une forte dévaluation et de réaliser un ajustement draconien des taux d’intérêts lesquels seraient désormais fixés par la Banque mondiale.

Les Argentins accueillirent ce plan avec enthousiasme et appuyèrent l’action de l’Etat, une action destinée à éviter démocratiquement le chaos.

Très vite la situation s’améliora : l’inflation baissa radicalement (2 % par mois) et la popularité d’Alfonsín monta en flèche jusqu’à 72 %.

Désormais favorisé par une conjoncture économique positive, Alfonsín révéla, le 1er décembre 1985, son grand projet de « modernisation de la société argentine » via l’élaboration d’un pacte démocratique et une plus grande participation des citoyens. Il appela donc tous les secteurs politiques et sociaux à collaborer à la construction d’une communauté solidaire. Ce nouveau contrat social impliquait :

  • l’engagement à réduire le déficit budgétaire et à payer la dette extérieure ;

  • une hausse des salaires ;

  • une réforme culturelle ;

  • une refonte du régime assurance-santé ;

  • une redéfinition du rôle des forces armées.

L’idée était de promouvoir une profonde transformation institutionnelle de la société, comme premier pas vers le développement d’une véritable culture démocratique. Dans cette perspective, les notions de pluralisme et de respect de la différence étaient centrales : « Ici il est nécessaire de souligner à nouveau l’idée du pluralisme, conçue non seulement comme l’une des valeurs fondamentales de la démocratie, mais aussi comme un mécanisme de fonctionnement politique ou, plus précisément, comme une procédure pour l’adoption de décisions, ce qui suppose que l’on assume comme légitime la dissension et le conflit » (16).

Le 13 mars 1986, Alfonsín envisagea une possible réforme de la Constitution, dans le but de modifier le système politique lui-même. Le Conseil pour la consolidation de la démocratie, créé en décembre 1985 par décret présidentiel, recommanda à ce titre l’introduction d’un régime mixte qui partagerait les attributions du pouvoir exécutif entre le Président, élu par suffrage universel direct, et un Premier ministre, nommé par le Président, qui prendrait en charge l’administration publique et serait responsable devant le pouvoir législatif. Un tel recours à des éléments de régime parlementaire devait servir à atténuer le présidentialisme et à encourager la négociation ainsi que la formation d’alliances entre les différentes forces politiques.

3. L’échec d’Alfonsín

La présidence d’Alfonsín connut deux phases :

  • la première, de nature offensive, caractérisée par la volonté de rupture et de renouveau ;

  • la deuxième, de nature essentiellement défensive.

Comme le souligne très justement Victor Armony : « Autant la vigueur de son envol initial fut immense, autant son revers ultime fut calamiteux » (17). Ce même homme qui avait conquis la confiance de ceux qui traditionnellement ne votaient pas pour son parti, perdit finalement toute la confiance de ses électeurs.

Alfonsín s’était fait élire pour le discours porteur d’espoir qu’il véhiculait ; les Argentins votèrent pour un homme et ses idées, plus que pour un parti. Ils lui firent entièrement confiance et attendaient de lui des résultats à la hauteur de ses convictions. Mais Raúl Alfonsín déçut petit à petit. L’homme charismatique et orateur des années 1980 fut ensuite incapable de mettre concrètement en œuvre l’empire démocratique qu’il avait promis, comme gage d’harmonie sociale, de stabilité politique et de bien être économique.

En effet, même si le Plan Austral permit de faire baisser l’inflation, celle-ci resta importante, atteignant le taux annuel de 80 %. Quant au processus de désindustrialisation, au chômage et à l’endettement public et privé, ils ne cessèrent guère, contrairement à ce qu’avait promis Alfonsín.

Parallèlement, fin 1985, un nouveau courant péroniste commença à se démarquer de plus en plus en mettant en avant le projet d’« un péronisme démocratique crédible ». Bien des citoyens qui avaient voté pour l’UCR (18) en 1983 associaient le péronisme à Isabela, la veuve de Perón et à la situation anarchique qui « justifia » l’intervention militaire. En 1987, le péronisme redevenait une alternative viable et Carlos Menem devint l’un des référents de la rénovation.

Face à un contexte de profond malaise social, le gouvernement semblait impuissant. Par ailleurs, convaincus de la chute imminente de la valeur de la monnaie, les exportateurs gelèrent leurs activités. Les réflexes défensifs des divers secteurs se manifestèrent alors à nouveau dans l’hyperinflation. C’est dans ce contexte alarmant qu’Alfonsín transféra le pouvoir au nouveau chef d’Etat, le 8 juillet 1989.

Notes :

(1) : James Bruce, Those perplexing Argentines, New-York, Longman and Green, 1953, p.8.

(2) : Victor Armony, L’énigme argentine, image d’une société en crise, Editions Athéna, 2004, p.11.

(3) : Au contraire du libéralisme, la social-démocratie oppose à l’économie de marché la légitimité des revendications sociales, et privilégie le rôle de l’Etat.

(4) : François Gèze et Alain Labrousse, Argentine : révolution et contre-révolutions, Paris, Ed. Seuil, 1975, p.26.

(5) : Victor Armony, “Populisme et néopopulisme en Argentine: de Juan Domingo Perón à Carlos Menem”, Politique et sociétés, vol. 21, n°2, 2002.

(6) : Isabela est la troisième femme de PERON ; la seconde était Eva Duarte, décédée en 1952.

(7) : Surnommé « el Brujo », (le Sorcier), López Rega a été accusé par le Congrès Péroniste de juillet 1975 d’avoir été l’instigateur de l’Alliance Anticommuniste Argentine (la Triple A), un des premiers escadrons de la mort qui s’est créé en Argentine durant les années 70. Le 11 juillet, il démissionna et partit dans la précipitation en Espagne après avoir été désigné Ambassadeur extraordinaire par Isabela Perón. Après que la Présidente fut renversée par les militaires, López Rega a passé dix ans à fuir la justice. En 1986, il a été arrêté aux Etats-Unis et extradé en Argentine, où il est mort en attendant son jugement.

(8) : Avocat Argentin. En 1987 il devient membre du Congrès puis il assumera la vice-présidence sous Carlos Menem, de 1989 à sa démission en 1991. Ancien président de la République Argentine, de 2002 à 2003

(9) : Eduardo Luis Duhalde, El Estado terrorista argentino, Argos Vergara, Barcelone, 1983, p.30

(10) : David Rock, Argentina (1516-1987). Desde la colonizacion española hasta Raúl Alfonsín, Madrid, Alianza Editorial, 1988, p.455

(11) : Représentant de la grande bourgeoisie associé au capital multinational, au poste de ministre de l’économie

(12) : Claudio Guthmann, “Demain le monde”, Bruxelles, février 2001. Et selon Marina Franco, dans un texte intitulé Testimoniar e informar : exiliados argentinos en Paris (1976-1983), environ 500 000 personnes auraient fui le pays durant les années de la dictature.

(13) : Victor Armony, op. cit., p.57.

(14) : Victor Armony, op. cit., p.67.

(15) : Victor Armony, op.cit., p.71.

(16) : Victor Armony, op.cit., p.73.

(17) : Victor Armony, op.cit., p.82.

(18) : Unión Cívica Radical.