Nathalie Cooren, Paris, 2005
Bilan politique de santé démocratique : Argentine
Bilan politique actuel de l’état de santé démocratique de l’Argentine, suite notamment à la crise de 2001 et l’élection du président Nestor Kirchner.
Mots clefs : Analyser des conflits du point de vue politique | Travailler la compréhension des conflits | La responsabilité des autorités politiques à l'égard de la paix | La démocratie, facteur de paix | Gouvernement argentin | Citoyens argentins | Argentine
Nous allons tout d’abord analyser la crise de 2001 qui ébranla l’Argentine comme jamais (I), puis nous verrons que cette crise n’a pas pour autant remis en cause le régime démocratique en vigueur (II). Enfin nous nous pencherons sur les raisons de la popularité du président Nestor Kirchner, en étudiant de près la stratégie qu’il mit en œuvre pour y parvenir (III).
I. La crise de 2001 : une bombe à retardement
Le 20 décembre 2001, des dizaines de milliers d’Argentins sont descendus dans les rues en frappant bruyamment sur des casseroles afin de manifester leur mécontentement et leur indignation face à un gouvernement corrompu et lâche.
Cette rébellion traduisait en fait une profonde crise de représentation politique, une rupture quasi-totale entre la politique et la citoyenneté. La confiance du peuple dans ses dirigeants - largement évoquée au moment de l’analyse de la transition démocratique en 1983 comme une mise à l’épreuve capitale du gouvernement - est de nouveau à l’ordre du jour plus de vingt ans après. En effet, l’ampleur de la mobilisation de 2001 est à la mesure du sentiment de trahison ressenti par les Argentins en général et les classes moyennes en particulier. Les élites censées représenter l’intérêt général, se sont avérées être au coeur de l’éclatement d’un système politique devenu le centre de la corruption et totalement incapable de remplir ses fonction essentielles.
Une fois cette réalité évoquée, la question se pose de savoir si cette crise de la représentation politique remet en cause le régime démocratique argentin.
II. Le régime démocratique remis en cause ?
Selon Isidoro Cheresky, les reproches faits à la classe politique n’ont pas nécessairement une portée anti-démocratique, car ils ne visent pas à susciter une réponse de type autoritaire. La crise de 2001 exprimerait au contraire de la part des Argentins la recherche de nouvelles formes de participation démocratique pour pallier à la faiblesse et au manque de crédibilité des dirigeants en place. Autrement dit, les Argentins se seraient élevés contre des représentants politiques corrompus et inefficaces sans pour autant mettre en question le régime démocratique. La classe politique dans son ensemble est considérée coupable de tous les maux, et de la déconfiture du pays. Certains voient dans ce rejet de la politique « traditionnelle » une preuve de la maturité démocratique des Argentins. J’ignore s’il s’agit là vraiment d’une preuve ou plus exactement d’une manifestation de cette maturité. La démocratie est un processus lent et des événements comme ceux de 2001, à la fois extrêmement virulents à l’encontre du gouvernement et sans rapport avec une remise en cause du système démocratique, tendent effectivement à renforcer ce dernier. En survivant à ce genre d’expérience, la démocratie ne peut en sortir que grandie, car c’est à travers elle que des solutions aux problèmes en présence vont être cherchées.
N’oublions pas que « démocratie » ne veut pas dire « absence de conflits ». Les conflits existeront toujours mais leur gestion dans un cadre démocratique permet de renforcer à la fois le système en tant que tel et l’attachement du peuple aux valeurs démocratiques.
En ce sens, la consolidation de la démocratie passe par des expériences conflictuelles menées à bien autrement que par la répression et l’autoritarisme.
III. La popularité de Nestor Kirchner aujourd’hui (2005)
Si l’Argentine de 2001 et de 2002 fut celle du vote de la rage et de la mobilisation sociale, l’Argentine de 2003 ne fut pas celle de la crise institutionnelle comme beaucoup l’avaient craint : les élections ont été marquées par un taux de participation extrêmement élevé et un comportement hautement civique des électeurs. Certaines données sont même très encourageantes en ce qui concerne la vitalité démocratique du pays : par exemple, Elisa Carrió, qui a fait de la lutte contre la corruption son flambeau, représente un véritable changement dans la politique argentine.
Quant au nouveau président de la République, Nestor Kirchner, homme peu connu, originaire d’une province lointaine, il faut souligner que six mois après son investiture les sondages lui sont plutôt favorables. Bien que prudents, les Argentins restent optimistes. Dans son discours inaugural, Kirchner avait dit aux citoyens : « je ne vous ai pas demandé, et ne vous demanderai pas un chèque en blanc » (1). Le nouveau président a produit par lui-même une transformation majeure de la scène politique argentine, manifestant un style à la fois décisionnel, frontal et conciliateur. C’est ainsi qu’il a atteint un niveau de popularité que personne n’aurait pu imaginer dans l’Argentine révoltée de 2002. En effet, à Buenos-Aires son image est positive auprès de 88,8 % des habitants. En quelques mois seulement, Nestor Kirchner serait donc parvenu à asseoir une certaine légitimité et à rétablir la confiance des gens dans leurs représentants.
IV. Stratégie mise en œuvre par Nestor Kirchner
La reprise économique de l’année 2003, avait déjà permis aux Argentins d’envisager enfin une « sortie de crise » (2) et avait contribué à la bonne réputation du nouveau président Nestor Kirchner. Mais ce dernier a également relevé plusieurs défis majeurs qui lui ont permis de gagner la confiance des citoyens.
En effet, son capital de crédibilité repose essentiellement sur la fermeté dont il a su faire preuve sur quatre fronts :
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1. Les négociations avec les créanciers étrangers - qui ont mené à l’obtention d’un accord avec le FMI pour le rééchelonnement de la dette - et la mise en œuvre d’un Plan d’aide sociale - qui permet que l’aide ne passe plus par les réseaux clientélistes habituels mais par les banques.
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2. La purge des forces armées et de sécurité qu’il a lancée lors des premières semaines de son mandat, renvoyant les chefs militaires et plusieurs dizaines de hauts gradés, ainsi que les principales autorités de la police fédérale.
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3. Les démarches nécessaires à l’annulation de la loi du « Point final » citée antérieurement, et qui avait empêché les poursuites de près de 3 000 militaires impliqués dans la violation des droits de l’homme durant la dictature.
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4. Le « nettoyage » de la Cour Suprême (3).
Une politique active de la mémoire, une politique d’assainissement des forces armées, une politique sociale qui a gagné en transparence : toutes ces mesures lui ont valu le respect d’une large partie de la population ainsi que le soutien d’acteurs tels que les Mères de la Place de Mai.
Nestor Kirchner n’a pas mis en oeuvre une stratégie de « délégitimation » des forces en présence, mais il a agi dans l’ensemble des domaines les plus sensibles pour les Argentins, n’hésitant pas à tout « épurer » : c’est le cas pour les forces armées et de sécurité ; c’est aussi le cas concernant la Cour suprême. Dans le domaine légal, Kirchner, s’attaque aux lois qui avaient empêché les Argentins de se remettre de leurs blessures militaires. Au niveau économique, il parvient à trouver un compromis au sujet de la dette du pays, énorme fardeau qui empêche le pays de se relever.
Les interventions de Nestor Kirchner sont ciblées, ponctuelles et extrêmement fermes. Elles donnent de lui l’image d’un homme fort et rassurant, qui prend en main le destin d’un pays au bord du gouffre ; l’image d’un homme qui fait bouger les choses et qui prend au sérieux sa mission de dirigeant politique.
Le succès du président de la République peut également s’expliquer d’un point de vue idéologique : il est péroniste et partage donc avec bien des Argentins une identité de jeunes péronistes qui, voilà trente ans, a été porteuse de justice sociale et la cible de l’extrême droite. Nestor Kirchner réussit à se présenter à la fois comme le représentant d’une « nouvelle génération » et comme l’héritier d’une mémoire sociale que le menemisme avait complètement délaissée.
L’expérience de l’alfonsinisme, avec tous ses défauts, avait permis à la société argentine de saisir la démocratie comme une finalité. Au fur et à mesure du temps et des expériences les Argentins ont saisi le sens véritable de « citoyenneté » et des principes élémentaires comme la dignité et le droit à se faire entendre sont devenus les pivots d’une nouvelle action collective.
La démocratie argentine n’a donc pas été remise en cause suite aux événements de 2001, et elle a trouvé aujourd’hui une expression nouvelle destinée à redonner confiance à un peuple déçu. Un peuple qui n’est désormais plus prêt à concéder certains écarts à une classe dirigeante au nom d’un parti politique : le peuple argentin veut que ses droits soient respectés, il veut vivre dans la dignité et la justice, il veut que la corruption politique cesse. Autant de souhaits dignes d’un Etat démocratique. Et Nestor Kirchner semble avoir compris quel devait être maintenant l’ordre des priorités.
Notes :
(1) : Message à l’Assemblée législative, Buenos-Aires, Présidence de la Nation, 25 mai 2003.
(2) : L’année 2003 a connu une évolution économique positive pour la première fois depuis 5 ans : augmentation du PIB de 8% ; le peso a regagné près de 40% et a retrouvé un niveau plutôt stable (entre 2,8 et 2,9 pesos pour 1 dollar début 2004).
(3) : Nomination de nouveaux juges de la Cour suprême au travers de procédures publiques et transparentes. Nestor Kirchner a également demandé qu’on rouvre au Sénat la procédure, interrompue sous la présidence d’Eduardo Duhalde, contre le président Nazareno. Ce dernier a couvert toutes les manoeuvres et malversations des années quatre-vingt-dix, sur les plans tant économique (aval aux privatisations sauvages) que judiciaire (élargissement de Carlos Menem accusé de trafic d’armes).