Karine Gatelier, 2012
Les stratégies de légitimation dans les régimes autoritaires
Perspectives comparées
Mots clefs : Renverser un régime autoritaire par des moyens non violents | Analyser des conflits du point de vue politique | La responsabilité des autorités politiques à l'égard de la paix | Méthodes de décision politique pour maintenir la paix | Acteurs Politiques. Des autorités politiques et militaires. | Asie Centrale
Pendant plus d’une décennie, à partir de la chute du mur de Berlin, les études de politique comparée ont accordé une large place à la question de la « démocratisation », sous l’impulsion notamment des théories de la « transition démocratique » (telle que celle-ci a été définie par Philippe Schmitter, Guillermo O’Donnell et Laurence Whitehead [1]) ou des « vagues de démocratisation », repérées par Samuel Huntington [2]. Or cet espoir s’est souvent nourri d’illusions dans bon nombre d’États d’Afrique et d’Asie notamment, où, dans le meilleur des cas, les réformes mises en œuvre par les régimes autoritaires se sont révélées n’être que des gages pour satisfaire aux critères de conditionnalité de la communauté internationale. En particulier, les politiques de libéralisation économique entreprises au cours des décennies 1990 et 2000, théoriquement de nature à favoriser l’arrivée de nouveaux acteurs, n’ont pas remis en cause l’équilibre réel du pouvoir [3]. De même, la libéralisation parfois entamée en matière politique, avec l’introduction d’assemblées locales ou de parlements élus au suffrage universel, s’est souvent accompagnée de mesures restrictives au nom du maintien de la sécurité intérieure. En 2012, nombre de régimes se caractérisent toujours par un cœur du pouvoir resté à l’écart de toute compétition politique, par un accaparement des ressources dans les mains d’un groupe restreint, qu’il soit familial ou clanique, et enfin par l’usage de la violence pour faire taire les voix dissonantes.
Alors que le Bélarus, Cuba, l’Ouzbékistan, le Soudan ou encore le Zimbabwe sont quelques exemples seulement d’États régulièrement présentés en position de sursis ou comme étant au bord de l’implosion, ces régimes démontrent au contraire une longévité inattendue. Les régimes autoritaires déploient finalement moins des stratégies de résistance à la démocratisation qu’ils ne se recomposent sous l’effet des tendances contradictoires qui les affectent, comme les défis posés par l’opposition ou encore la fluctuation des rapports de force et des alliances au sein de l’élite. Les résultats mitigés, en termes de changements politiques réels, obtenus par les soulèvements populaires dans le monde arabe depuis le début de l’année 2011 constituent une nouvelle illustration de la capacité de nombreux régimes autoritaires, comme la Jordanie, à se renouveler au jour le jour pour répondre aux défis qui menacent leur survie. Ce constat suppose d’abandonner la perspective en termes de « manque », de « déficit » démocratique, ou encore de « retard », au profit de la compréhension des logiques fonctionnelles de ces régimes, des dynamiques politiques, sociales, économiques intrinsèques qui les animent et qui expliquent leur longévité. C’est ainsi que peut s’engager avantageusement le débat sur la résilience de l’autoritarisme, ses causes et donc sur les conditions d’équilibre des pouvoirs en place.
Dans cette perspective, l’approche privilégiée dans ce dossier portera sur la question de la légitimité politique en contexte autoritaire, et visera à analyser les stratégies et les pratiques de légitimation des régimes autoritaires pour se maintenir au pouvoir – une dimension centrale du fonctionnement de ces systèmes restée pourtant relativement inexplorée. En effet, alors qu’une idée répandue consiste à associer légitimité politique et démocratie représentative, aucune autorité politique ne peut se permettre de s’appuyer uniquement sur la coercition, sans chercher à rallier le consentement ou à favoriser l’acquiescement d’une partie de sa population. L’usage de la répression comme outil principal de pérennisation de la domination se révèle rapidement trop coûteux politiquement, y compris pour les régimes les plus brutaux, qui ne peuvent faire l’économie de pratiques et de discours justificateurs de leur prétention à gouverner. Les stratégies de coercition et de légitimation sont souvent complémentaires.
Depuis La Boétie, nous savons que tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir. Max Weber, comme Gaetano Mosca le fera après lui [4], explique que «toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir […] la croyance en la légitimité » [5]. Georges Balandier, s’appuyant notamment sur les descriptions des Tikopia de Polynésie par Raymond Firth [6], démontre également que le pouvoir « recherche et reçoit une part variable d’adhésion des gouvernés : soit par apathie routinière, soit par incapacité à concevoir une alternative, soit par acceptation de quelques valeurs communes estimées inconditionnelles » [7]. L’anthropologie politique décrit les gouvernés comme les détenteurs d’un véritable contrôle sur les gouvernants : un certain nombre de mécanismes leur permet en effet de poser les limites du pouvoir en pratiquant le « recours possible aux institutions formelles (conseils ou groupes d’anciens désignés par les clans) et aux mécanismes informels (rumeurs ou événements manifestants l’opinion publique) » [8]. C’est ce que Georges Balandier appelle l’ambiguïté du pouvoir : « le pouvoir tend à se développer en tant que rapport de domination mais le consentement qui le rend légitime tend à réduire son emprise ». L’approche anthropologique permet en outre de travailler sur des dynamiques de long terme qui, loin de toute idée de fixité ou d’essentialisme, soulignent les continuités comme les transformations. La légitimité se lit ainsi comme une quête incessante : elle doit se gagner et s’entretenir.
Or, à l’image du diagnostic établi il y a près de trente ans par Jacques Lagroye dans le Traité de science politique [9], force est de souligner que, bien que peu de travaux sur le pouvoir échappent à cette question, les études explicitement consacrées à la légitimité restent rares. Ce constat sur le caractère encore peu exploré des procédures de légitimation n’en apparaît que plus flagrant dans le cas des régimes autoritaires contemporains, dont l’étude de « la mécanique interne » a longtemps été l’un des parents pauvres de la science politique. Les études pionnières de Guy Hermet et al. sur les élections en contexte autoritaire [10], de Juan J. Linz sur la place de l’opposition dans ces systèmes [11], de Jean-François Médard sur le rapport de clientèle [12], ou encore de Jean-François Bayart [13], pour n’en citer que quelques-unes, ne remontent au plus tôt qu’à la fin des années 1970 et ne se situent pas explicitement dans une perspective d’évaluation de la légitimité des régimes étudiés. Par la suite, l’analyse des États – africains – postcoloniaux par Dominique Darbon a permis de comprendre comment les nouvelles élites se sont légitimées à travers leur réappropriation de l’État : « La reconnaissance internationale de la forme étatique et la modernité que [l’État] est censé incarner rejaillissent sur le statut du petit groupe qui a investi la carcasse coloniale en lui conférant une légitimité tant externe qu’interne » [14]. Depuis la fin des années 1990, les travaux portant sur les dynamiques internes de ces régimes ont connu un regain notoire, parallèlement à la tendance au reflux de l’approche transitologique. Des travaux se plaçant dans une perspective ouvertement comparatiste (Ottaway [15] ; Bellin [16]; Dabène et al. [17]; Schedler [18]) ainsi que des recherches monographiques sur des régimes asiatiques (Bazin, Hours et Selim [19]; Rodan [20]), africains (Bourmaud[21]); Bigo [22]; Banégas [23]; Messiant [24]) ou situés dans le monde arabo-musulman (Droz-Vincent [25]; Camau et Massardier [26]) ont considérablement enrichi la connaissance des logiques fonctionnelles des régimes non démocratiques. Ce dossier se propose de compléter ces avancées en se concentrant sur l’approche en terme de « légitimité autocratique » [27] et en développant les analyses prometteuses de Burnell [28]et Hibou [29], afin d’éclairer les mécanismes de perpétuation des régimes autoritaires à travers les stratégies de légitimation qu’ils mettent en œuvre.
Les travaux constituant ce dossier ont ainsi pour objectif d’identifier les actions non coercitives mises en œuvre au quotidien par les régimes étudiés pour susciter le soutien, l’adhésion par intérêt ou simplement l’acceptation passive de la population, et par conséquent, s’imposer comme la seule autorité crédible. En un mot, l’objet est de comprendre les stratégies matérielles et symboliques mises en œuvre par un régime autoritaire à destination de la totalité ou d’un segment de la population pour maintenir, consolider, renouveler et « naturaliser » sa domination. L’approche résolument comparatiste adoptée se propose d’étudier cette problématique à travers cinq études de cas originales, qui se révèlent complémentaires par l’éventail de stratégies de légitimation qu’elles donnent à voir.
La dimension symbolique retiendra tout d’abord notre attention. En effet, Maurice Godelier fournit une matière dense à nos analyses en insistant sur « la présence et l’importance, au cœur de tous les rapports humains (…) de noyaux de ‘réalités imaginaires’ en tant que composantes essentielles de ces rapports, leur donnant sens et s’incarnant dans des institutions et des pratiques symboliques » [30]. Le rapport à la mémoire est analysé dans deux des articles proposés, comme l’enjeu de la légitimation au pouvoir.
La musique fait l’objet de l’étude de Luis Velasco-Pufleau dans le contexte du Mexique post-révolutionnaire des années 1930 et du régime militaire nigérian dans les années 1970. À travers l’étude de l’utilisation de la création musicale dans le cadre de processus post-coloniaux de construction nationale, l’auteur montre ainsi que les trajectoires historiques et politiques de construction nationale conditionnent non seulement le rapport à la mémoire et à la tradition développé par le pouvoir central, mais plus largement l’efficacité de ces politiques symboliques de légitimation de l’ordre social en place.
Karine Gatelier étudie les stratégies de légitimation du régime ouzbek, dans une approche diachronique s’intéressant à l’usure des stratégies inaugurées avec l’accession à l’indépendance de l’Ouzbékistan en 1991 et à leur nécessaire renouvellement. Là encore, la mémoire est au centre de la construction de l’imaginaire national. Faisant l’impasse sur l’avenir et la modernité, cette réinterprétation mémorielle laisse bien peu de place au développement futur du pays. Le programme de rénovation urbaine, entrepris par le pouvoir, est analysé comme cherchant à établir ce lien défaillant entre passé et modernité. Mais le rapport à la modernité reste problématique dans la mesure où le progrès social constitue une menace trop sérieuse pour le pouvoir.
Dans une tout autre approche, l’article de Chérine Chams El-Dine s’intéresse aux élites politiques sous Saddam Hussein et aux stratégies développées par celui-ci en direction de ces élites pour conserver son pouvoir. À travers une double approche diachronique et statistique, l’auteur montre qu’une des raisons de la longévité du régime baassiste irakien, en dépit des multiples crises auxquelles il a dû faire face et au-delà de la coercition, réside dans ses modes de gestion des élites gouvernantes, et notamment dans sa capacité à alterner entre différentes sources de recrutement pour composer cette élite, à la suite de chaque crise, afin d’assurer la survie du régime.
Enfin deux articles s’intéressent aux processus de légitimation autoritaire à l’heure du « Printemps arabe ». Jean-Noël Ferrié propose une approche comparée des dispositifs autoritaires marocains et égyptiens mettant en évidence le changement de paradigme vécu par ces deux régimes durant les trois dernières décennies. Si les trajectoires suivies ont été différentes, elles ont conduit selon l’auteur dans les deux cas à un affaiblissement de l’autoritarisme, qui a largement modifié les cadres de la légitimation politique, et qui informe, en retour, les réponses apportées par les pouvoirs en place aux demandes du « Printemps arabe ».
Marc Valeri s’intéresse enfin aux deux monarchies du golfe Persique (le Bahreïn et le sultanat d’Oman) qui ont fait face aux contestations les plus structurées depuis 2011. L’amenuisement de la rente pétrolière, qui avait permis de garantir pendant plusieurs décennies l’existence d’un État-providence assurant la prospérité d’une partie substantielle de la population, remet en cause le contrat social qui a présidé à la stabilité de ces régimes – et les contraint à réévaluer leurs stratégies de légitimation politique. Une large place est consacrée à la question de la légitimation différenciée, c’est-à-dire aux mécanismes de légitimation mis en œuvre à destination de segments clefs de la population (élites économiques, autorités locales, groupes ethniques ou religieux influents, etc.) dont le soutien ou l’assentiment sont nécessaires, voire parfois suffisants, au maintien de l’autorité en place.
Ces questionnements conduisent les contributeurs à s’interroger sur l’efficacité de ces stratégies de légitimation, c’est-à-dire sur la légitimité effective non seulement du mode d’organisation du pouvoir politique, des institutions et du mode de gouvernement (le régime en tant que tel) mais aussi des individus qui exercent le pouvoir. L’idée que la croyance en la légitimité de l’autorité dans les régimes autoritaires ne joue qu’un rôle secondaire vis-à-vis de la coercition sera reconsidérée à la lumière des clefs de compréhension proposées. Il s’agit donc d’identifier les sources, les canaux et les ressorts de la légitimité politique, et de comprendre dans quelle mesure cette légitimité représente une variable explicative de la longévité des régimes étudiés.
Notes
1. SCHMITTER P., O’DONNELL G., WHITEHEAD L. (eds), Transitions from Authoritarian Rule. Comparative Perspectives, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991 (3e éd.).
2. HUNTINGTON S., The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1993.
3. MANZETTI L., Privatization South American Style, New York, Oxford University Press, 2000; HEYDEMANN S. (eds), Networks of Privilege in the Middle East. The Politics of Economic Reforms Revisited ; HIBOU B., La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.
4. MOSCA G., The Ruling Class, New York, McGraw Hill, 1939.
5. WEBER M., Économie et société, Paris, Plon, 1995, t.1, p. 286. New York, Palgrave McMillan, 2004.
6. FIRTH R., Essays on Social Organisation and Values, Londres, LSE monographs on social anthropology, 1964.
7. BALANDIER G., Anthropologie politique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. 49.
8. Ibidem.
9. LAGROYE J., « La légitimation », in GRAWITZ M., LECA J. (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. 1, p. 401.
10. HERMET G., ROSE R., ROUQUIE A. (eds), Elections without Choice, Londres, McMillan, 1978.
11. LINZ J., « Opposition in and under an Authoritarian Regime », in DAHL R. A. (eds). Regimes and Oppositions, New Haven, Yale University Press, 1973, p. 171-259.
12. MÉDARD J.-F., « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de science politique, vol. 26, n° 1, 1976, p. 103-131.
13. BAYART J.-F., « L’analyse des situations autoritaires. Étude bibliographique », Revue française de science politique, vol. 26, n° 3, 1976, p. 483-520.
14. DARBON D., « L’État prédateur », Politique africaine, n° 39, septembre 1990, p. 44 ; voir aussi, du même auteur : « L’institutionnalisation de la confiance politique dans des sociétés projetées fragiles (à partir de cas africains) : du prêt-à-porter institutionnel à l’ingénierie sociale des formules politiques », Conference paper, 7th Global Forum on Reinventing Government: Building Trust in Government, juin 2007, Vienne (Autriche).
15. OTTAWAY M., Democracy Challenged. The Rise of Semi-Authoritarianism, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 2003.
16. BELLIN E., « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East: Exceptionalism in a Comparative Perspective », Comparative Politics, vol. 36, n° 2, 2004, p. 139-157.
17. DABENE O., GEISSER V., MASSARDIER G. (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle. Convergence Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008.
18. SCHEDLER A. (eds), Electoral Authoritarianism. The Dynamics of Unfair Competition, Boulder, Lynne Rienner, 2006.
19. BAZIN L., HOURS B., SELIM M., L’Ouzbékistan à l’ère de l’identité nationale. Travail, science, ONG, Paris, L’Harmattan, 2009.
20. RODAN G., Transparency and Authoritarian Rule in Southeast Asia. Singapore and Malaysia, Londres, Routledge, 2004.
21. BOURMAUD D., « Aux sources de l’autoritarisme en Afrique : des idéologies et des hommes », Revue internationale de politique comparée, vol. 13, n° 4, 2006, p. 625-641 ; BOURMAUD D., « Élections et autoritarisme : la crise de la régulation politique au Kenya », Revue française de science politique, vol. 35, n° 2, 1985, p. 206-235.
22. BIGO D., Pouvoir et obéissance en Centrafrique, Paris, Karthala, 1989.
23. BANEGAS R., La démocratie à pas de caméléon. Transitions et imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003.
24. MESSIANT C., L’Angola postcolonial. 2. Sociologie politique d’une oléocratie, Paris, Karthala, 2009.
25. DROZ-VINCENT P., Moyen-Orient. Pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, Paris, PUF, 2004.
26. CAMAU M., MASSARDIER G. (dir.), Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes, Paris, Karthala, 2009.
27. SCHLUMBERGER O., « Arab Authoritarianism. Debating the Dynamics and Durability of Nondemocratic Regimes », in SCHLUMBERGER O. (eds), Debating Arab Authoritarianism. Dynamics and Durability in Nondemocratic Regimes, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 15.
28. BURNELL P., « Autocratic Opening to Democracy. Why Legitimacy Matters », Third World Quarterly, vol. 27, n° 4, 2006, p. 545-562.
29. HIBOU B., Anatomie politique de la domination, Paris, La Découverte, 2011.
30. GODELIER M., Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007, p. 37.
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