Karine Gatelier, 2017
A la porte de l’Europe, à la porte de l’asile
Avec l’application systématique du règlement Dublin, c’est l’accès à la demande d’asile qui est remise en cause
Amadou [1] est arrivé à Grenoble au début du mois de juillet 2017 pour y faire une demande d’asile. Dès notre première rencontre, dans les premiers jours de son arrivée, il me raconte les raisons pour lesquelles il a dû quitter son pays. Je suis toujours embarrassée par cet empressement à se raconter et à se justifier d’avoir dû partir. La France, et l’Europe, multiplient, en durcissant leurs politiques, les manifestations de son désengagement à accueillir et apporter la protection que sont venues chercher des personnes comme Amadou.
Parce qu’il est entré en Europe par l’Italie, Amadou est placé sous le coup du règlement Dublin [2]. Cela signifie qu’il ne peut pas choisir le pays où déposer sa demande d’asile mais doit le faire dans le premier pays de l’espace Schengen où il a été identifié. Ils sont nombreux comme lui à être arrivé par l’Italie, route la plus empruntée actuellement. En 2017, en France, environ 35.000 personnes sont placées en Dublin, soit 34 % des demandeurs d’asile, et se voient refuser de faire leur demande en France et contraints de la faire dans le premier pays européen traversé.
En 2017, le nombre de ces personnes a augmenté de 62 % par rapport à 2016, et de 256 % par rapport à 2015 . Cette augmentation s’explique par l’application désormais systématique de ce règlement, pourtant vieux de plus de 15 ans mais jusqu’ici irrégulièrement mis en œuvre.
Une application en forte hausse du règlement Dublin en France
On note la multiplication des injonctions de l’administration à voir appliqué le règlement Dublin avec la réforme de l’asile de 2015 et plus particulièrement en 2016 . La fin de l’année 2017 voit un nouveau cap franchi avec l’adoption de deux circulaires : celle du 20 novembre 2017 appelle les préfets à augmenter le nombre de transferts, d’assignations à résidence et de déclarations de fuite des « dublinés » . Dans la circulaire du 12 décembre, le gouvernement encourage et rend possible le contrôle des personnes accueillies en hébergement d’urgence, portant ainsi atteinte au caractère inconditionnel de l’hébergement et imposant aux travailleurs sociaux de communiquer leurs situations administratives aux préfectures . Avec les personnes en Dublin, ce sont aussi les déboutés de l’asile et les personnes en situation irrégulière qui sont visées. Enfin, les débats sur la réforme de l’asile menés actuellement au Parlement considèrent la possibilité de recourir à la rétention administrative des personnes en Dublin, avant même la décision de leur transfert vers le premier pays européen traversé, pour prévenir le risque de fuite .
Dans ce contexte d’une surenchère législative, on observe que les personnes en Dublin sont automatiquement assignées à résidence . Cette mesure administrative les oblige à se présenter deux fois par semaine au commissariat de police. La notion d’assignation à résidence est donc décorrélée de celle d’hébergement ; la plupart des personnes concernées n’étant pas hébergées par l’État alors que c’est son obligation. Il ne reste donc à cette mesure que l’aspect de contrôle policier.
Sept mois après son arrivée à Grenoble, Amadou est assigné à résidence depuis plusieurs semaines et n’a toujours pas eu l’occasion d’exposer les causes de son départ à l’administration française. Ce sont deux effets du règlement Dublin que nous proposons d’analyser, sous l’angle d’une double assignation sociale, pour comprendre comment il produit la criminalisation des demandeurs d’asile et comment il les maintient hors du système d’asile.
La criminalisation des demandeurs d’asile par l’assignation à résidence
En assignant les demandeurs d’asile à domicile et les faisant contrôler par la police, l’administration rend encore plus évidente leur criminalisation. Venus demander la protection de l’État français, ils sont forcés à se présenter aux forces de l’ordre comme s’ils étaient coupables d’un crime. Ces dispositions administratives répressives les propulsent dans le registre de la criminalité, et les assignent à la figure du criminel alors que leur seul crime est d’avoir choisi le pays où déposer leur demande d’asile . Il n’y a à cela ni bonnes ni mauvaises raisons. C’est une liberté de choix dont nous, Européens, disposons. Nous leur refusons donc cette égalité.
Rappelons que l’assignation à résidence est une peine encadrée et appliquée par les préfets de département pour contrôler plus strictement les personnes en Dublin.
Privés de la possibilité de faire le récit des causes de leur départ, les demandeurs d’asile sont maintenus hors du système de l’asile
Sans possibilité de se raconter, chaque demandeur d’asile placé en Dublin n’est pas reconnu comme tel par l’administration. Dès lors, il est traité par les politiques de gestion des flux migratoires – et l’inflation législative est actuellement stupéfiante ! - guidées par la répression dans une logique de criminalisation du séjour, la dissuasion, le découragement et le soupçon d’usurper le droit d’asile. Cette situation a plusieurs effets : ne pas exister pas en tant que demandeur d’asile aux yeux de l’administration ; être maintenu hors du système d’asile ; faire entendre le récit répond au besoin de cette injustice vécue.
Pourtant, l’administration ne s’intéresse pas à leur histoire. A ce stade, elle se consacre à mettre en œuvre leur renvoi vers l’Italie, ou l’autre des pays européens où ils ont été enregistrés. C’est ainsi que le règlement Dublin organise leur mobilité incessante, les empêchant de s’installer. Amadou doit repartir en Italie, comme près du tiers des demandeurs d’asile de France. Comme l’administration italienne est déjà débordée par le traitement des nouvelles arrivées sur son territoire, elle ne met pas la priorité sur les dublinés revenus qui ne voient pas avancer leur dossier. Las de constater que même en se pliant aux obligations de l’administration, leur demande d’asile n’est ps davantage reconnue, ils cherchent à revenir en France. Et ils y parviennent. A son retour en France, ils seront à nouveau placés en Dublin….
Traités comme des criminels et privés de la parole instituante du réfugié, les personnes venues demander l’asile subissent un double processus d’assignation sociale qui visent à décourager, pour la limiter, la demande d’asile en France.
L’application du règlement Dublin produit de la violence structurelle
La violence structurelle est une notion conceptualisée par Johan Galtung qui la définit comme toute forme de contrainte pesant sur le potentiel d’un individu du fait des structures politiques et économiques (« any constraint on human potential due to economic and political structures ») l’empêchant d’accéder à ses besoins fondamentaux et de réaliser ses ambitions. C’est une forme de violence institutionnalisée et qui fait système en cela qu’elle crée des normes et des représentations ; elle est imbriquée dans les structures de la société sous des formes parfois informelles. Pour ces raisons, elle est généralement peu visible et perceptible. Le caractère systématique de l’application du règlement Dublin et le recours aux assignations à résidence permettent aujourd’hui sa meilleure visibilisation et la révélation de son potentiel destructeur. Pour cette raison, la violence structurelle légitime un rapport de force très asymétrique en faisant des réfugiés des importuns ou des criminels, et rend souvent difficile de se ressaisir de son pouvoir d’agir.
Au-delà, nous ne devons pas perdre de vue les effets de cette violence sur notre société : en se dotant d’un tel corpus de règles, elle n’assume pas seulement le fait de rejeter des personnes qui souhaitent venir s’installer – et aucun appareillage répressif ne peut y parvenir – elle accepte de se cliver par la mécanique de fabrication de clandestins et de subalternes. C’est l’illustration exacerbée de la sortie de la « société des semblables » c’est-à-dire la fin d’une société « dont tous les membres disposent des ressources et des droits de base nécessaires pour s’inscrire dans des systèmes d’échanges réciproques au sein desquels chacun peut être traité à parité ». Le sens à long terme pour nos sociétés européennes devrait être très inquiétant.
Notas
Ce texte est apparu dans la revue Alternatives non-violentes, n° 186, mars 2018
[1] Le nom a été changé.
[2] Règlement UE n°604/2013 dit Dublin III
[5] Par une instruction du 19 juillet 2016, le ministère de l’Intérieur demande aux préfets que le règlement européen soit systématiquement appliqué et que davantage de personnes placées sous ce règlement soit transférées vers le pays européen considéré responsable de leur demande d’asile.
[6] Lire la circulaire : www.gisti.org/IMG/pdf/circ_2017-11-20_intv1730666j.pdf ; et pour une mise en contexte : www.gisti.org/spip.php?article5786
[7] Lire la circulaire : www.gisti.org/IMG/pdf/circ_2017-12-12_norintk1721274.pdf ; et pour une mise en contexte : www.gisti.org/spip.php?article5802
[8] Communiqué de presse de la Cimade, 14 février 2018, « Rétention : une loi dévastatrice pour les droits des « personnes dublinées »
[9] Les discussions en cours sur la réforme de l’asile envisagent de prolonger la période d’assignation à résidence de 90 à 135 jours.
[10] Le droit d’asile est inconditionnel et ce titre le règlement Dublin constitue une restriction et entre en contradiction avec des conventions internationales comme la convention de Genève (1951) et la déclaration internationale des droits de l’homme.
[11] La loi du 29 juillet 2015 réformant l’asile introduit cette possibilité juridique pour assurer un suivi plus efficace de la procédure Dublin. Les textes de référence de l’assignation à résidence des personnes étrangères sont le CESEDA (Code d’Entrée et de Séjour des étrangers et du droit d’asile, articles L561-1 à L561-3) et la circulaire du 6 juillet 2012
[12] Galtung, Johan, 1969, « Violence, peace and peace research ». Journal of Peace Research, 6 (3), 167-191
[13] Sur la violence structurelle voir Transformation de conflit. Retrouver une capacité d’action face à la violence, K ; Gatelier, C. Dijkema, H. Mouafo, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2017 : Chapitre « Conflit, Violence : deux réalités à distinguer, pp 17-39 et chapitre « De la violence structurelle au conflit : l’accès au droit d’asile en France », pp 79-98 ; Voir aussi « La violence structurelle de l ‘État français dans la demande d’asile », www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-1066_fr.html
[14] Robert Castel, « La citoyenneté sociale menacée », Cités 2008/3 (n° 35), p. 133-141