Ficha de análisis Dossier : Le droit à la ville

Produire des savoirs en situation d’urgence, de la Turquie à Grenoble

Keywords: Cooperación científica al servicio de la paz | Política y paz. Cumplir con nuestros derechos y nuestras responsibilidades. | Libertad de opinión y de expresión | Libertad y solidaridad | | Universitarios | Grupo de resistencia no violenta | Actuar a nivel internacional para preservar la paz | Respetar los Derechos Humanos | Francia | Turquía

RFI

Ce texte transmet des perspectives qui ont été développées collectivement par des femmes universitaires de différentes disciplines engagées socialement et politiquement en Turquie, en Suisse et en France, et qui se sont rencontrées en janvier 2018 à Grenoble dans le laboratoire de sciences sociale, Pacte. Deux ans plus tôt, en janvier 2016, quatre des universitaires présentes (Çağla, Gizem et aussi Ayşe Dayı et Aslı Takanay) avaient signé la pétition des Universitaires pour la Paix en Turquie, deux d’entre elles avaient quitté le pays car licenciées de leurs emplois, les deux autres habitaient et travaillaient encore en Turquie. Au cours de ces deux dernières années, comme nous en discutons dans ce texte, la situation des universitiares signataires de la Paix ne cesse de se détériorer en Turquie comme en dehors, dans un contexte où toute opposition politique est criminalisée, les espaces militarisés, les prisons surpeuplées et les morts nombreuses. En parallèle, au cours de ces deux années, les universitaires Grenoblois ont eu à se confronter aux conséquences et à la réalité des attaques sur les universités en France, avec les occupations et la présence policière au sein des universités en 2018, en lien avec la néolibéralisation des universités européennes.

«De cette rencontre en janvier 2018, avec ces quatre femmes, je me rappelle surtout cette incroyable énergie qu’elles dégagent. On sentait la fatigue, l’émotion, l’envie que les choses changent, l’engagement, mais surtout cette détermination qu’ il faut s’investir pour inventer autre chose, casser les façons de gouverner, mais aussi d’enseigner, basées sur la hiérarchie, le pouvoir et la peur. Cette envie de faire bouger les choses m’a aussi donné envie, ou, plutôt, a remobilisé mon envie. Elle est contagieuse. Leurs récits libèrent aussi nos imaginaires de tout ce que l’université peut être et tout ce qu’il vaut la peine de défendre ».

Collectivement, nous cherchons à donner un sens à notre travail et notre rôle en tant qu’universitaires. En parlant de nos résistances, nous participons à un mouvement plus général qui pense l’espace de l’université en relation à sa militarisation. Parmi nous, certaines s’occupent de construire des espaces pour la réflexion critique et le partage des savoirs en dehors de l’université, alors que d’autres continuent de travailler pour fertiliser la pensée critique dans les institutions. De nombreus·es universitaires de Turquie et d’ailleurs vivent dans des formes de nomadisme en relation aux institutions, aux lieux géographiques, langues et disciplines; pour des périodes indéterminées de temps. Certain·es sont en prison, et d’autres sont mort·es. Quelle que soit notre condition, nous avons besoin des pédagogies radicales qui incluent une dimension de soin et de solidarité. Dans de tels espaces, il n’y a pas de victimes, il y a des personnes qui s’intéressent à la transmission des savoirs et aux relations de pouvoir.

Ce texte vise à illustrer la vitesse et l’ampleur de la répression étatique en Turquie au cours des deux dernières années (2016-2018). Il témoigne aussi de la détermination des réseaux de citoyen·nes ordinaires et d’acteurs et actrices de la société civile qui défendent des idéaux d’égalité et de justice, et le rôle de la pensée indépendante et critique pour une société libre. Il souligne aussi comment penser la résistance en relation avec les universités en Turquie tout autant qu’en Europe.

La réponse d’une des universitaires pour la paix venue à Grenoble à une demande d’entretien avec un journaliste : « Nous sommes fatiguées, surtout des journalistes qui veulent voir et écrire des histoires sur des ‘victimes’, sur les pauvres Universitaires pour la paix en Turquie. Nous n’abandonnons pas, nous ne sommes pas des pauvres universitaires victimes, nous continuons à travailler et nous battre. »

Brèves notes contextuelles sur la Turquie

La publication, en janvier 2016, de la pétition intitulée «Nous ne serons pas complices de ce crime» a marqué un tournant dans la dynamique contemporaine entre l’État turc et l’enseignement supérieur en général.

La pétition a été initiée par le réseau des Universitaires pour la Paix et tient l’État turc pour responsable de la recrudescence de la violence dans les provinces kurdes dès l’été 2015. Elle exige, entre autres, un retour immédiat aux négociations de paix.

La pétition a d’abord été signée par 1128 universitaires, suite à la répression immédiate qui a suivi, le nombre de signataires est passé à 2212. Le lendemain, le Président de la République a insulté et menacé les universitaires signataires et appelé toutes les institutions de l’État à «faire le nécessaire» envers les signataires. Du jour au lendemain, les universitaires signataires ont subi une vague immédiate d’arrestation, des procédures administratives au sein des universités, ainsi que des menaces physiques. En mars 2016, quatre universitaires ont été arrêtés et ont passé 40 jours en prison. Depuis, les violations des droits des universitaires pour la paix ont été multiples et continues.

L’échec du coup d’État de juillet 2016 a marqué une escalade et une diffusion géographique sans précédent du terrorisme d’État. En quelques jours, l’état d’urgence (OHAL) a été déclaré et a permis une «épuration» générale de toute opposition politique. Toutes les mesures répressives ont été instaurées par une série de décrets gouvernementaux (KHK) qui ont entraîné des licenciements massifs, des arrestations arbitraires et la perte des droits de milliers de fonctionnaires dans tous les domaines: médecins, personnels militaires, procureurs, enseignant·es et universitaires, entre autres. Le réseau Scholars at risk, dans son rapport annuel ‘Free to Think 2017’, souligne les ‘menaces extraordinaires’ qui pèsent sur l’enseignement supérieur en Turquie.

10 minutes avant leur intervention, dans mon bureau, elles apprennent une nouvelle qui provoque une grande émotion : la fin de la grève de la faim de deux de leurs camarades en Turquie qui met fin à une longue résistance.

La répression à l’encontre des universitaires pour la paix a franchi une nouvelle étape en décembre 2017. Un par un, les signataires sont maintenant convoqué·es par la Haute Cour pénale d’Istanbul. Ils et elles sont accusé·es de «propagande en faveur d’une organisation terroriste» en vertu de l’article 7(2) de la loi antiterroriste turque. La documentation, les observations en salle d’audience et les déclarations des universitaires se trouvent sur le blog Academics for Peace.

« Ce qui m’avait frappé était l’évolution de leur lutte. Au début, elles cherchaient à réintégrer l’université et ensuite elles s’étaient de plus en plus interrogées sur cette institution dont elles étaient déjà critiques en se posant la question:« Si c’était à refaire, qu’est-ce qu’on ferait ? »

Académies solidaires

L’une des stratégies de résistance développées par les universitaires qui s’opposent aux politiques contemporaines de guerre de l’État turc a été la création d’Académies solidaires qui ont vu le jour en Turquie au printemps 2016. Il existe aujourd’hui en Turquie 11 Académies solidaires ainsi que des réseaux de solidarité internationale pour les universitaires en exil. Les chercheur·ses qui participent à ces académies proviennent de toutes les disciplines et représentent tous les niveaux de la hiérarchie universitaire : étudiant·es, doctorant·es, professeur·es.

Les deux premières Académies solidaires ont été créées dans les mois qui ont suivi la pétition des Académiciens pour la Paix. En mai 2016, des Cours solidaires ont été organisés à Eskişehir suite aux sanctions administratives contre plusieurs universitaires de cette ville. Par la suite, l’Ecole d’Eskisehir a été créée. Elle organise maintenant des ateliers, des cours semestriels, des débats culturels et historiques dans le but de « construire tout ce qui nous manque et dont nous rêvons dans l’académie ». En juin 2016, « les Académiciens Sans Campus » se sont réunis dans le but de transformer « le mode de production de la connaissance par la recherche critique et collaborative ». Ils et elles ont une posture auto-réflexive et critique, remettant en question les liens entre la pratique et la théorie dans la production et la circulation du savoir, tout en insistant pour repenser les asymétries et les relations de pouvoir qui existaient dans les universités turques avant la pétition.

Le nombre d’académies a augmenté suite à la déclaration de l’état d’urgence après l’échec de la tentative de coup d’État de juillet 2016. L’imposition de décrets gouvernementaux (KHK) a entrainé des licenciements massifs et des pressions économiques, politiques, juridiques et sociales accrues sur les universitaires. Neuf autres Académies solidaires ont été créées dans tout le pays pour renforcer la solidarité et partager des informations sur les décrets-lois et les mesures de lutte. Toutes ces Académies solidaires sont indépendantes et organisent des cours et des ateliers publics, souvent en coordination avec les syndicats locaux et les espaces culturels présents dans les différentes villes. De nouvelles structures ont vu le jour à la suite de ces rencontres, comme la création d’une coopérative à Ankara ou la Kültürhane à Mersin et enfin, de l’association des Académies Solidaires, «BiraraDA», située a İstanbul.

Cette image des cours mis en place par les universitaires sans campus est restée avec moi : des personnes assis dans un cercle, dans l’espace public ou un café pour (s’)apprendre. Ces universitaires, motivé.es par un mélange de choix et de contraintes, trouvent leur public dans un contexte non-institutionnel. Il et elles s’approprient l’espace public car, dans ce climat politique très dur, où la sphère publique se rétrécit rapidement, il est très difficile pour des « universitaires sans campus » d’obtenir des salles pour des cours. Leur expérience souligne donc aussi l’importance de l’université comme lieu physique où la rencontre est possible.

En plus de ces académies régionales de solidarité, il y a plusieurs réseaux et sous-groupes thématiques, essentiels pour maintenir le flux d’information et la coordination. Ils sont impliqués dans les traductions, le soutien psychologique, le soutien juridique, l’organisation de procès ou d’autres procédures. Les membres de ces réseaux sont fortement investis dans la collecte de données, la politique de soins et les actions directes ; ils constituent une épine dorsale interdisciplinaire pour le réseau plus large des Universitaires pour la paix.

Cette appropriation de l’espace public m’avait parlé parce qu’en France, depuis les attentats, l’espace public est de plus en plus contrôlé. Cette expérience des universitaires sans campus fait écho avec mon expérience de co-créer une université populaire à Villeneuve, un quartier populaire de Grenoble, comme un lieu de réflexion populaire et d’ouverture d’espaces où la parole devient possible, où on cherche à faire de la place aux voix qui se taisent dans d’autres configurations d’assemblée. L’avantage d’un quartier comme la Villeneuve est qu’il y a beaucoup de bâtiments destinés aux initiatives citoyennes, reliquats d’un projet urbain utopique. Par contre, il s’est avéré plus compliqué de trouver des espaces de rencontre pour d’autres initiatives militantes qui se sont confrontées aux refus des prêts de salles gérées par la mairie. En France, dans cette phase post-attentats, on est également dans une démarche sécuritaire au niveau de l’espace public.

Exil et solidarité internationale

Entretemps, de nombreux·ses universitaires ont quitté le pays et sont actuellement en exil. Des associations impliquant les signataires de la pétition et des allié·es à la cause ont créé en France le groupe « Solidarité UP ! », en Allemagne l’Academics for Peace Germany ou « Off University ». En Suisse, leur voix est portée à travers le Laboratoire Autonome Mondial d’Études Culturelles et de Critique (LAMECC). Ces plates-formes sont reliées au réseau des universitaires pour la paix et ont pour objectif de continuer à produire et à partager des connaissances sur et avec les universitaires en Turquie. Sur le plan international, des universitaires, des institutions, des associations savantes ou des réseaux de recherche du monde entier ont pris des mesures concrètes pour soutenir les universitaires pour la paix par le biais d’initiatives de solidarité internationale et d’un appel à un boycott universitaire.

Les Académies solidaires en Turquie, les Académies sans campus et les différentes plates-formes pour chercheurs et chercheuses en exil sont interconnectées, bien qu’elles fonctionnent de manière autonome, avec leurs dynamiques propres et principes internes.

Notas

Auteurs: Z. Gizem Sayın, Çağla Aykaç Cristina Del Biaggio et Claske Dijkema

Pour aller plus loin :

Academics for Peace :barisicinakademisyenler.net/

Pour les Académies solidaires:www.dayanismaakademileri.org/

Pour des informations actualisées sur les procès: Données au sujet des violations des droits des universitaires : barisicinakademisyenler.net/ node/314

Academics for Peace Blog : afp.hypotheses.org/

 

Les violations des droits des “Académiciens pour la Paix” suite à leur signature de la Pétition pour la Paix entre 2016 - 2018

(11.01.2016 à 21.12.2018)

Données produites par les volontaires du «Groupe de solidarité BAK» et de la «Coordination BAK sur les procès pénaux».

Universitaires renvoyé·es et rayé·es des cadres de la fonction publique à la suite d’un décret-loi (1) + universitaires ayantdémissionné ou ayant été contraint·es de démissionner +universitaires contraint·es de prendre leur retraite anticipée: 549 personnes

Enquêtes disciplinaires: 505 personnes

Universitaires révoqué·es à vie de la fonction publique: 112 personnes

Mises à pied disciplinaire: 101 personnes

Universitaires ayant été dessaisi·es de leurs responsabilités administratives:347 personnes

Gardes à vue: 70 personnes

Détentions préventives (2): 4 personnes

Procès (3): 550 personnes

Nombre de jours pour lesquels les « Académiciens pour la Paix » se sont déplacés au Palais de justice pour suivre les procédures et au nom de la solidarité. (Période : 5 décembre 2017-11 décembre 2018): 131 jours

Nombre total d’audiences dans l’année (entre le 5 décembre 2017 et le 21 décembre 2018): 1024 audiences

Nombre d’universitaires condamnés au titre de leur signature de la Pétition pour la Paix (les peines prononcées allant de 15 mois à 30 mois de prison, avec ou sans sursis, avec ou sans suspension du prononcé du verdict): 65 personnes

(1) Parmi les signataires de la « Pétition pour la paix en Turquie », 42 universitaires ayant été préalablement renvoyé·es ou forcé·es de démissionner ont été révoqué·es à vie de la fonction publique par décret-loi. En outre, les étudiant·e·s en doctorat du Faculty Training Program ont été spolié·es de leurs droits suite à des modifications réglementaires et par décret-loi.

(2) Trois universitaires ont été maintenus en détention provisoire pendant respectivement 40 et 22 jours, avant d’être remis en liberté à l’issue de leur première audience au tribunal. Ils restent accusés au titre de la loi contre le terrorisme, article 7 alinéa 2 (21.12.2018).

(3) Accusés de « propagande en faveur d’une organisation terroriste » tel que prévu dans l’article 7/2 de la loi contre le terrorisme et l’article 53 du code pénal turc.

(4) Deux des quatre universitaires présentes à Grenoble dans le cadre des Rencontres de géopolitique critique sont également accusées de « propagande en faveur d’une organisation terroriste » et encourent à ce titre une peine de prison d’une durée de 15 à 30 mois (verdict prévu pour 2019)

 

SI VOUS SOUHAITEZ SOUTENIR LES UNIVERSITAIRES DES ACADEMIES SOLIDAIRES DE TURQUIE

Si, en tant que membre de la communauté académique, vous souhaitez vous opposer aux persécutions que subissent les universitaires de Turquie du fait de leurs opinions personnelles et politiques, les Académies solidaires de Turquie vous suggèrent les actions suivantes :

• Œuvrer en faveur de la reconnaissance institutionnelle des Académies solidaires (à l’exclusion d’autres types de reconnaissance ou d’accréditation),

• Inclure les Académies solidaires dans les projets de recherche internationaux en permettant aux universitaires concernés de participer aux dit-projets,

• Tisser des liens institutionnels entre votre université et les Académies solidaires de Turquie et faire en sorte de renforcer ces liens via des projets et des réseaux communs,

• Orienter les financements et les bourses proposées vers les projets menés en Turquie-même ainsi que les universitaires restés en Turquie (du fait d’une interdiction de sortie de territoire ou de leur volonté de poursuivre leur activité sur place en dépit des persécutions),

• Permettre aux étudiants de Master empêchés de poursuivre leur formation ou de soutenir leur mémoire en Turquie de poursuivre leurs études, en bénéficiant par exemple d’un enseignement à distance, en leur permettant de trouver un·e directeur·rice de mémoire à l’étranger, etc.,

• Assurer l’accès libre et gratuit aux bases de données et ressources documentaires et bibliothécaires de vos universités aux membres des Académies solidaires,

• Permettre aux chercheur·es exclu·es de leur université d’assurer au sein de votre université des cours et des séminaires à temps partiel à distance via des plateformes en ligne,

• Permettre aux universitaires de Turquie qui ont été privés de la possibilité de quitter leur pays (saisie de passeport, condamnation ou procès en cours etc.) de participer aux réunions scientifiques et universitaires à distance,

• Permettre à certains membres des Académies solidaires de suivre des cours de langue étrangère à distance en mettant gratuitement les ressources de votre université à disposition,

• Concourir à faire connaître et dénoncer la situation des universitaires de Turquie dans les groupes et instances internationales pour accroître les réactions et pressions contre l’État turc et sa politique de persécution,

• Soutenir l’appel au boycott universitaire sélectif visant à faire pression sur les institutions universitaires turques complices des persécutions des universitaires (cf academicboycottofturkey.wordpress. com/#French),

• Assister aux audiences en tant qu’observateur. ice.s. Cette présence d’observateur.ice.s internationaux est d’une importante cruciale pour nous. Nous vous encourageons à venir assister aux audiences, à témoigner et même écrire une courte analyse en rapport avec les verdicts qui ont été rendus. (Pour plus d’informations sur les audiences : afp.hypotheses.org/ - https:// barisicinakademisyenler.net/English / Pour contacter: bakdavailetisim@gmail.com),

Si vous souhaitez mettre en oeuvre certaines des initiatives mentionnées, nous vous invitons à vous mettre en relation avec la coordination des Académies Solidaires de Turquie via notre site internet ou par courriel,

Ce contenu a été produit par les volontaires de La Coordination des Académies Solidaires.

Site internet :

www.dayanismaakademileri.org biraradadernek.org/

Courriel : birarada.dernek@gmail.com