Définir la paix
Des difficultés à définir la paix
D’une façon générale – quelque soit le domaine étudié – il est souvent très difficile, voire impossible, de réconcilier les différents courants de pensée autour d’une définition unique, simple et consensuelle.
En matière de guerre, par exemple, le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588 – 1679) parle de la « guerre de tous contre tous dans l’état de nature ». Pour un autre philosophe, Jean-Jacques Rousseau, la guerre n’est pas une relation d’homme à homme mais d’État à État. Enfin l’interprétation qu’en donne Clausewitz – interprétation qui a prévalu pendant près de deux siècles – assimile la guerre à la continuation de la politique sous une autre forme. Si la diplomatie échoue, alors elle cède la place à la guerre.
Il en est de même pour la paix. Dans la tradition orientale, la vision de la paix s’adresse prioritairement à l’individu. Elle fait référence à un état intérieur, empreint de calme ou de tranquillité, à l’écart de toute perturbation ou agitation. C’est la paix de l’esprit et celle du cœur. Elle est souhaitable pour soi-même ainsi que pour les autres, au point de devenir une salutation – « Que la paix soit avec toi ! » –, une ligne de conduite ou un but dans la vie.
Dans le monde occidental, la notion de paix est une notion plus collective, extérieure à l’individu. Elle peut être définie comme « l’absence de guerre », comme « la suspension plus ou moins longue de la rivalité violente ou des conflits entre entités politiques » ou encore, à l’instar de Jean Giraudoux, dans sa pièce de théâtre Amphitryon 38, comme « l’intervalle qui sépare deux guerres ».
Paix positive / Paix négative
Parmi les nombreuses tentatives de définition de la paix, il en est cependant une qui, au cours des deux dernières décennies, s’est progressivement imposée. C’est celle de Johan Galtung qui, en opposition à la notion de « paix négative », introduit celle de « paix positive ».
La notion de « paix négative » traduit simplement l’absence de guerre ou de conflit violent, tant entre États qu’à l’intérieur d’un même État. Définir ainsi la paix est aussi réducteur que de définir la santé par l’absence de maladies. Une telle définition ne décrit pas la paix, ne dit pas à quoi elle ressemble, encore moins comment elle s’établit et comment il est possible d’œuvrer à sa promotion et à sa préservation.
Avec le concept de « paix positive », Johan Galtung introduit les notions d’équité, de justice et de développement. Il la décrit comme « un état de la société dans lequel l’exploitation est entièrement éliminée ou, tout du moins, minimisée et où aucune violence manifeste d’origine structurelle ou individuelle ne vient dénier au peuple l’exercice de ses droits fondamentaux [1] ».
L’histoire nous enseigne – elle nous l’a démontré à de multiples reprises – que les conditions réelles de la paix, après un conflit, sont indissociables de la reconstruction du ou des pays concernés, de la mise sur pied de structures garantes de justice sociale et propices au développement harmonieux de toutes les couches de populations touchées par ce conflit. La combinaison du concept de « paix positive » avec celui de « paix négative » semble être la meilleure approche possible pour tenter de comprendre ce qu’est la paix et pour déterminer les domaines essentiels dont seront tirés les différents indicateurs qui vont constituer l’indice recherché.
Émergence et institutionnalisation de la notion de paix positive
En introduisant la notion de paix positive, Johan Galtung n’a fait que traduire une évolution entamée le 24 octobre 1945, à la création des Nations Unies. Les effroyables et massives violations des droits de l’homme auxquelles a donné lieu la Deuxième Guerre mondiale et le traumatisme profond qui en a résulté, ont fortement influencé les rédacteurs de la Charte des Nations Unies. Si le Préambule et le Chapitre 1 de cette Charte traduisent bien le désir commun d’instaurer la paix, c’est l’article 55 qui cerne au plus près les contours de cette paix :
« En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations Unies favoriseront :
- Le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social ;
-La solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres domaines connexes, et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l’éducation ;
-Le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ».
Alors même qu’au travers de l’Histoire, la paix et les droits de l’homme ont pu apparaître comme des termes hétérogènes, parfois antagonistes ou diamétralement opposés, ils se retrouvent ensemble à la base d’une nouvelle alliance pour un « ordre international ». La paix, prise comme l’absence de guerre, résultant de la fin des hostilités et inscrite dans des traités internationaux, n’implique pas nécessairement les exigences de dignité et de justice qui sont les conditions de sa durée et de sa stabilité. Pour ne pas avoir pris en compte ces exigences, le traité de Versailles portait, en ses clauses, les gènes de la Seconde Guerre mondiale.
Il aura fallu attendre la fin de ce conflit pour que se tisse un lien puissant entre la notion de paix et celle de droits de l’homme. Initialement consacré, en 1945, par la Charte des Nations Unies, ce lien est ensuite renforcé, trois ans plus tard, par la Déclaration Universelle des Droits de l’homme qui met l’accent sur l’indispensable « exigence de protection des droits de l’homme par un régime de droit, afin de ne pas contraindre les individus à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ».
Les droits de l’homme, leur culture et leur respect font désormais partie des conditions nécessaires à l’instauration d’un état de paix. Quant au « droit à la paix », il rejoint la troisième génération des droits de l’homme, celle de l’ensemble des droits liés à la solidarité.
En 1994, Federico Mayor, alors Secrétaire général de l’UNESCO, lance un appel mondial pour l’instauration d’un droit à la paix. Trois ans plus tard, une proposition de déclaration incluant la paix dans les droits de l’homme est soumise, sans succès, à la Conférence générale de l’UNESCO. Malgré cet échec, le droit à la paix demeure à l’ordre du jour du programme des Nations Unies. Début 2001, la Commission des droits de l’homme adopte une résolution pour la promotion du « droit des peuples à la paix ».
Il est maintenant communément admis que la paix est le résultat d’un certain nombre de facteurs au sein desquels les droits de l’homme, le développement économique et social, la justice et l’équité, la gouvernance, la culture et la spiritualité occupent une place beaucoup plus importante que celle tenue par les indicateurs d’absence de guerres ou de conflits .
Les motivations des jurés du Prix Nobel de la Paix illustrent parfaitement cette combinaison de facteurs. Parmi les plus récents lauréats de cet illustre prix, nombreux sont ceux qui ont été récompensés pour leur engagement en faveur des droits fondamentaux des hommes et des peuples. Ellen Johnson Sirleaf, Leymah Gbowee et Tawakkul Karman, en 2011, pour « leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix », Wangari Maathai, en 2004, pour « sa contribution en matière de développement durable, de démocratie et de paix », Shirin Ebadi, en 2003, pour « ses efforts pour la démocratie, les droits de l’homme, en particulier les droits de la femme, en Iran en particulier et dans le monde musulman en général » et l’ancien président américain, Jimmy Carter, en 2002, « pour ses efforts incessants à la recherche de solutions pratiques aux conflits internationaux, à l’avancée de la démocratie et des droits de l’homme ainsi que pour la promotion d’un développement social et humain », sont autant d’exemples de prix Nobel de la Paix attribués dans une optique de « paix positive ».
Notes
[1] Extrait d’une déclaration de Johan Galtung lors d’une conférence à l’OMS en 1994.