Caso práctico

L’outil présenté par le CINEP sera appliqué à une initiative de paix spécifique. Cette initiative est la « Citadelle de l’éducation », un projet promu par une communauté locale de dirigeants, de professeurs, et plusieurs organisations partenaires au sein de la 7ème Commune de la ville de Barrancabermeja, dans la région colombienne du Magdalena Medio (Moyen Magdalena).

La « Citadelle de l’éducation » a été créée en 1996 et provient d’une initiative populaire, visant à rassembler les communautés, les écoles, les organisations partenaires, le secteur privé, et les acteurs gouvernementaux, au niveau local, régional, et national. Elle a été élaborée dans l’optique de construire un lycée public dans la 7ème Commune, car la jeunesse locale représentait l’un des groupes les plus affectés par les conditions de marginalité et de violence. Même si la création du lycée est toujours restée la pierre angulaire du projet, la « Citadelle de l’éducation » fut conçue comme une initiative de paix intégrale, dans l’intention de proposer une série d’avantages à la jeunesse locale. Cette initiative comprenait une formation académique et technique, une protection contre la violence, la mise en œuvre des efforts de renforcement de la communauté, et la promotion de projets économiques. Ces formations visaient à renforcer les capacités de la communauté à négocier avec les acteurs gouvernementaux, le secteur privé, et la communauté internationale. L’initiative sera amplement débattue lors de l’une des étapes d’application de l’outil.

Le CINEP a appliqué les étapes 1, 3, et 4 de l’outil afin d’obtenir un compte-rendu du contexte, des résultats, et de l’ensemble de l’initiative « Citadelle de l’éducation », indépendamment du point de vue des acteurs locaux. L’étape 2 fut menée au moyen d’une analyse participative avec les personnes impliquées dans l’initiative ayant permis l’identification et la compréhension des épisodes relationnels majeurs. Sans elles, cela n’aurait pas été possible.

Contexte général :

Historiquement, le Magdalena Medio a toujours été une région périphérique et n’a été que récemment insérée (bien que partiellement) dans les structures institutionnelles et économiques définissant les territoires plus « intégrés » de l’Etat-Nation colombien. Des paysans ayant fui l’exclusion et la violence ont colonisé des régions comme celle du Magdalena Medio tout au long des deux premiers tiers du XXème siècle. Au milieu des années 1960, les guérillas marxistes-léninistes comme les FARC et l’ELN sont apparues sur ces frontières agricoles et ont exercé un puissant contrôle territorial et social pendant environ trois décennies.

La ville de Barrancabermeja est considérée comme la capitale du Magdalena Medio. Sur le plan géopolitique, c’est une ville importante, aux caractéristiques culturelles et sociopolitiques complexes, qui s’est construite autour de l’industrie du pétrole, et qui abrite le plus grand centre de raffinerie de pétrole de Colombie. Constituée de deux univers différents (celui des travailleurs formels de l’industrie du pétrole et celui des bidonvilles des familles déplacées provenant de diverses zones rurales) le nord-est de Barrancabermeja se caractérise par une faible présence de l’Etat. La situation de cette région, à la lisière de l’Etat, a entraîné des conditions de marginalité, une histoire peuplée d’acteurs armés, ainsi qu’une riche tradition d’activisme civil et politique.

La 7ème Commune de Barrancabermeja, l’une des zones les plus touchées par la précarité et la violence, se compose d’environ 20 000 habitants. La zone s’est peuplée au gré des occupations de territoires entre les années 70 et 90, et fut influencée à la fois par les partis politiques et par les guérillas. Ses habitants ont tissé des liens avec les guérillas, les paramilitaires et les forces du gouvernement, mais ils en ont également été les victimes.

Tout au long du conflit armé colombien, dans ses différentes manifestations historiques et régionales, la région a subi :
 Des violations massives et systématiques des droits de l’homme ;
 Des infractions au droit humanitaire international, de la part de toutes les parties impliquées (guérillas, paramilitaires, forces gouvernementales) ;
 Une pénétration très forte des sphères politique, économique, sociale et culturelle par les acteurs armés.

Etape 1 : Description des périodes du conflit et des types de violence observés dans la 7ème Commune de Barrancabermeja (avec une perspective historique).

En ce qui concerne le conflit armé, on constate que la 7ème Commune de Barrancabermeja a traversé différentes périodes dans le conflit :

Tout au long des années 80 et pendant la période précédente, en raison de leur statut totalement marginal par rapport à la vie institutionnelle de la ville et à la croissance économique, ces quartiers virent des membres de la communauté fréquemment assassinés par des gangs armés sans idéologie, au nom des codes qu’ils imposaient.

Pendant la première moitié des années 90, cette partie de la ville fut sous le contrôle des guérillas de l’ELN et des FARC, tandis que la présence de la police gouvernementale et de l’armée était faible. Les guérillas, par leur contrôle social et territorial, enfreignaient certes les libertés de la communauté et ses droits, et menaçaient des vies humaines, mais elles ont également contribué aux objectifs de la communauté notamment en matière d’occupation des terrains.
Somme toute, tandis que surgissaient des épisodes de violence directe, on peut dire qu’entre les années 80 et 90, le conflit armé dans la 7ème Commune de Barrancabermeja a traversé une phase de latence dominée par un conflit social dans un contexte abandonné par l’Etat, suivie d’une phase de contrôle incontesté par les guérillas.
L’initiative « Citadelle de l’éducation », créée en 1996, est née pendant la transition entre les phases de latence et d’escalade du conflit.
A travers une série de massacres ayant commencé en mai 1998, des groupes paramilitaires d’extrême droite se sont disputé le contrôle de la 7ème Commune pendant environ dix ans, en cherchant à expulser les guérillas et à imposer un nouvel ordre culturel, socio-économique et politique dans toute la région du Magdalena Medio. Entre 1998 et 2000, les paramilitaires et les guérillas se sont donc ouvertement livré bataille, en assassinant et en déportant des membres de la communauté qu’ils percevaient/considéraient comme des sympathisants de l’autre bord. En raison des liens complexes entre les guérillas et la communauté (des rapports qui tenaient, dans certains cas, davantage de la survie que de la simple sympathie pour les projets politiques des guérillas) et des stratégies d’infiltration de la communauté par les paramilitaires (conduisant des familles de sympathisants issus d’autres régions à déménager, pour se rallier à des membres de la communauté ayant été particulièrement affectés par les guérillas, soutenir des projets économiques et sociaux, etc.), ce conflit a fait de nombreux morts, non seulement parmi les combattants actifs, mais également dans l’ensemble de communauté.

Par la suite, entre 1998 et 2000, la 7ème Commune a subi une escalade du conflit armé caractérisée par des niveaux consternants de violation des droits de l’homme et d’infractions au droit humanitaire. Ce conflit a mené à la prise de contrôle et à la transformation de la ville de Barrancabermeja par les paramilitaires.

A partir de 2001, la 7ème Commune de Barrancabermeja fut fermement contrôlée par les groupes paramilitaires, un phénomène toléré et même encouragé par divers acteurs gouvernementaux. Comme sous le règne des guérillas dans les années 90, l’ordre paramilitaire a, d’une part, profondément nui à certains membres de la communauté (particulièrement aux dirigeants civils et politiques locaux) et d’autre part, servi les intérêts d’autres membres (ayant mené des actions de « nettoyage social » pour la « résolution » des problèmes de vol, encouragé le commerce, et permis la présence des institutions gouvernementales militaires et civiles). L’implication flagrante des forces de police, des employés de l’industrie du pétrole, ainsi que d’une grande part des membres de la communauté dans des vols et des trafics d’essence, par l’endommagement de conduites d’acheminement, a constitué un exemple emblématique de l’ordre paramilitaire entre 2001 et 2006.

Depuis 2001, la 7ème Commune a connu une désescalade du conflit, en ce sens que la coexistence et le pouvoir négociés entre les groupes paramilitaires et les forces gouvernementales ont rendu inutile l’usage de la violence généralisée, même si les violations des droits civils, politiques, économiques et sociaux restaient endémiques. Cependant, en sus du contrôle territorial et social dont ils jouissaient, les paramilitaires ont continué d’exercer une violence sporadique et sélective contre les membres de la communauté. En d’autres termes, cette désescalade relative du conflit n’était pas le fruit d’un établissement de la paix (une négociation entre les différents acteurs du conflit), mais plutôt d’une consolidation de l’ « ordre » imposé par une ou plusieurs parties impliquées. Cette phase de faible intensité dans le conflit eut lieu après que le Gouvernement national eut imposé un programme « de justice de transition / post-conflit ». Ce programme a impliqué un processus de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR), et un cadre juridique qui fut très limité dans sa capacité à garantir aux victimes leur droit à la paix, à la justice, à la réparation, et à proposer des garanties de « non-répétition » au cœur d’un conflit armé en cours.

Pendant les cinq dernières années, un processus incomplet de démobilisation a entraîné une atomisation et une reconfiguration des paramilitaires. Ce processus fut le résultat de négociations entre le Gouvernement national et la plupart des commandements paramilitaires de Colombie (2003 – 2006), et n’a pas impliqué de dialogues au niveau régional. Dans des lieux comme Barrancabermeja, il a mené à des conflits entre les groupes néo-paramilitaires au sujet des circuits des trafics de drogue et d’essence, et à la persécution des anciens combattants ne souhaitant pas être « recyclés » dans la guerre. Les communautés ont souffert d’une augmentation en nombre des violations des droits de l’homme et des infractions au droit humanitaire commis par les forces gouvernementales, en particulier entre 2006 et 2008. Au cours de ces quelques dernières années, les habitants de lieux tels que la 7ème Commune de Barrancabermeja ont souffert d’un retour de la violence avec pour cible des secteurs sociaux spécifiques, incluant entre autres les victimes et les activistes pour les droits de l’homme. Ainsi, il est possible d’identifier une nouvelle phase d’escalade du conflit au cours des cinq dernières années.

Il est essentiel de souligner qu’entre les années 80 et aujourd’hui, pendant chacune des phases du conflit armé (latence, escalade, désescalade, escalade), la violence structurelle, culturelle et directe a toujours été présente dans la 7ème Commune de Barrancabermeja.

Un second point mérite d’être mis en lumière pour les objectifs de cette étude de cas : la jeunesse locale a peut-être été la population la plus vulnérable face à ces trois types de violence. Jusqu’en 2003 le manque d’opportunités, soit en matière d’éducation après l’école primaire, soit en matière d’emploi, combiné à un contexte de violence structurelle, culturelle, et directe, a rendu la jeunesse de la 7ème Commune particulièrement vulnérable face aux acteurs armés et aux circuits des narcotrafics et plus propice à en être victime, ou à se laisser impliquer.

Enfin, il est important de reconnaître que même si les habitants de la 7ème Commune furent affectés par tous les types d’acteurs armés, leurs rapports avec ceux-ci furent complexes, en raison de l’infiltration forte et réussie de ces acteurs armés dans la vie culturelle, socio-économique, et politique. Comme à beaucoup d’autres endroits en Colombie, ces événements eurent lieu dans un contexte, où le processus de construction de l’Etat fut tardif, et arbitré par des puissances de facto, comme les réseaux de clientélisme et les acteurs armés illégitimes, ce qui a conduit à des formes négociées de pouvoir (entre les acteurs institutionnels et non-institutionnels).

Etape 2 : Identification des acteurs et des « épisodes relationnels » majeurs concernant les efforts de paix.

Ci-dessous sont répertoriés les principaux acteurs impliqués dans le conflit social et armé de la 7ème Commune au cours des trois dernières décennies :

  • Acteurs locaux, non-gouvernementaux : la communauté, les organisations populaires (principalement des « comités pour l’action communautaire » de quartier), les établissements scolaires non gouvernementaux, l’Eglise catholique, les Eglises évangéliques.
  • Acteurs gouvernementaux avec présence directe dans la communauté locale : la police, l’armée, les entités civiles comme les écoles publiques et l’ « Institut colombien pour le Bien-être familial », la municipalité (la présence de celle-ci fut seulement permanente au cours de la dernière décennie dans la 7ème Commune).
  • Acteurs régionaux ou nationaux ayant une influence sur la communauté locale : partis politiques, notamment le traditionnel Parti libéral et ses dissidents, l’entreprise nationale pétrolière (ECOPETROL) et les entreprises associées, le Programme de Développement et de Paix au Magdalena Medio (PDPMM, en espagnol : une initiative de « paix intégrale » régionale co-fondée par le CINEP et des acteurs locaux en 1996), MERIELÉCTRICA (une entreprise de conversion d’énergie à partir de gaz naturel, entrée dans la 7ème Commune en 1996) et des acteurs associés, le gouvernement du département (de Santander).

Parmi les acteurs ci-dessus, seuls les partis politiques ont eu une influence depuis les années 70 dans la 7ème Commune.

  • Les groupes armés illégitimes : des gangs apolitiques présents avant 1990, les guérillas ELN et FARC, des paramilitaires appartenant à la fédération nationale des « Autodéfenses Unies de Colombie » (en espagnol, AUC), des néo-paramilitaires provenant d’un processus partiel de démobilisation, fractionnement et reconfiguration de l’AUC, des groupes criminels organisés, d’autres acteurs armés liés aux circuits de trafic de drogues et d’essence.

Ci-dessous sont répertoriés trois épisodes, identifiés par les acteurs locaux, dont les effets sur les relations entre les différents acteurs concernés dans la 7ème Commune ont été particulièrement pertinents pour les efforts de paix :

  • 1. Le conflit et la négociation avec MERIELÉCTRICA concernant sa sécurité et son rôle dans la 7ème Commune (1996 – 1997)

En 1996, un groupe d’entrepreneurs colombiens et étrangers s’entretint avec différents dirigeants de la 7ème Commune dans le cadre de leur programme pour la construction d’une centrale de transformation d’énergie à partir de gaz naturel (qui devait être exploitée par l’entreprise MERIELÉCTRICA) dans la zone. A cette période, la 7ème Commune étant toujours fortement contrôlée par les guérillas, et les forces gouvernementales ayant une marge de manœuvre très limitée, les investisseurs savaient qu’il serait essentiel de soutenir les objectifs de la communauté pour s’assurer l’approbation et la protection de la centrale par les habitants. Plusieurs avis circulaient sur le sujet au sein de la communauté : tandis que certains s’enthousiasmaient de voir une grande entreprise s’investir dans la communauté et devenir une source d’emploi, d’autres (représentatifs de la culture politique radicale qui a historiquement caractérisé Barrancabermeja) furent plutôt critiques quand à l’intervention dans la Commune de capitaux étrangers en quête de profit. Disposant pourtant de suffisamment de soutiens locaux pour commencer la construction de la centrale, MERIELÉCTRICA estima cependant qu’avoir la seule communauté comme allié ne suffirait pas à garantir la sécurité des ingénieurs américains nécessaires à l’installation de la centrale. Ainsi, ils firent appel à une entreprise privée de sécurité, et planifièrent la construction de bunkers militaires tout en passant un accord avec l’armée colombienne, afin de les aider à protéger les ingénieurs américains. Cette proposition effraya les habitants de la 7ème Commune qui savaient qu’elle serait le déclencheur d’une guerre sans merci entre les guérillas et les soldats du gouvernement en charge de la protection des américains.

Le PDPMM s’est développé dans la 7ème Commune au cours de la même année, avec pour objectif d’offrir à la jeunesse locale une éducation et une formation qui la protègeraient contre la violence et qui renforceraient les capacités de la communauté locale à négocier avec l’Etat et le secteur privé. Ils se proposèrent ainsi de servir de médiateurs entre les différentes parties en lien avec la centrale, les acteurs gouvernementaux, et les dirigeants locaux de la communauté.

Après une année entière de négociations, facilitées par le PDPMM et l’Eglise locale, MERIELÉTRICA et ses associés renoncèrent à construire les bunkers militaires, et à faire appel à des acteurs armés privés et gouvernementaux pour protéger le personnel de l’entreprise. En lieu et place, MERIELÉCTRICA accepta non seulement d’embaucher des locaux pour les postes d’ouvriers dans la centrale, mais elle accepta également, avec d’autres acteurs privés, d’aider à financer la construction d’un lycée public dans la zone, une nécessité déjà identifiée comme prioritaire par la communauté. Le ministère colombien de la Défense, qui disposait de terres dans la 7ème Commune, accepta de les donner pour la construction du lycée, tandis que la municipalité s’engageait à garantir son fonctionnement. Ensuite, même si ce n’était pas mentionné explicitement dans l’accord, les dirigeants des communautés et les prêtres locaux entreprirent de parler aux commandants des guérillas pour les convaincre de permettre la construction et la mise en œuvre de la centrale, en raison des avantages qu’elle pourrait apporter à 7ème Commune. Pendant l’ensemble du processus, la communauté dut secrètement négocier avec l’armée d’une part, et avec les guérillas d’autre part. En règle générale, toutes les parties ont tenu leurs engagements, ce qui a permis à la fois l’exploitation de MERIELÉCTRICA et la construction du lycée public (la pierre angulaire du projet « Citadelle de l’éducation », qui sera évoquée bientôt) dans la 7ème Commune.

  • 2. La prise de Barrancabermeja par les paramilitaires : bain de sang et transformations sociales (1998 – 2000)

Comme indiqué plus haut, les conflits entre les guérillas et les paramilitaires concernant des zones comme la 7ème Commune de Barrancabermeja ont ôté la vie à plusieurs dizaines de ses habitants, et ont dévasté sa structure sociale déjà fragile. Les paramilitaires sont parvenus à pénétrer très efficacement dans la 7ème Commune, en infiltrant les rangs des guérillas, ainsi qu’une communauté lasse et blessée par une décennie de contrôle ferme au main des guérillas, n’ayant pas donné lieu à de significatives améliorations des conditions de vie. La tactique qu’ils employèrent combinait l’utilisation éhontée de la violence, ainsi qu’une compréhension très fine des susceptibilités de ses habitants.

Dans le contexte de massacres, de persécutions, et de déportations forcées ayant entouré la 7ème Commune pendant plus de deux ans, les relations entre les différents acteurs de la communauté locale furent profondément transformées. Contrastant avec « l’ordre » qui s’établit lorsqu’un acteur particulier détient le pouvoir hégémonique sur une communauté, la prise brutale de Barrancabermeja par les paramilitaires a graduellement reconfiguré les relations de pouvoir et la vision collective. Des personnes en quête de vengeance, de survie, ou d’opportunités pour améliorer leur conditions de vie livrèrent leurs voisins aux paramilitaires, en les dénonçant comme des militants ou des partisans des guérillas. Les professeurs qui avaient tenté de protéger leurs étudiants contre les agissements ou les enrôlements des guérillas, les ont vu devenir commandants pour les paramilitaires, et la police et l’armée, dont la présence était comme « interdite » dans la vie de la communauté, devinrent alors collaborateurs des acteurs armés au pouvoir.

De plus, la « paramilitarisation de la 7ème Commune imposa un « ordre social » différent de celui des guérillas (caractérisé par une aversion à l’encontre des institutions officielles - civiles et militaires - et des types de « progrès » associés au capitalisme). Elle impliquait un pouvoir négocié entre l’Etat et les paramilitaires, un encouragement de la vie commerciale et des autres activités associées à la « croissance économique », et une déclaration de guerre contre tous les individus et organisations représentant des intérêts socioéconomiques et politiques « alternatifs ». Sur le plan culturel, les paramilitaires imposèrent des valeurs sociales conservatrices. Leur projet de « nettoyage social » entraîna la persécution des personnes dépendantes aux drogues, des indigents, des prostituées, des homosexuels, et des jeunes impliqués dans des vols ou appartenant à des gangs et à des « tribus urbaines », etc.

Depuis 2001, la périphérie de Barrancabermeja est aux mains des paramilitaires, avec lesquels les habitants ont développé des relations aussi complexes que celles qu’ils avaient développées avec les guérillas dans les années 90.

Comme dans beaucoup d’autres zones de Colombie, la 7ème Commune est donc un lieu où les démarcations sont plutôt floues entre le pouvoir gouvernemental et non gouvernemental, entre les activités économiques licites et illicites, entre la sphère publique et privée. On y rencontre fréquemment des criminels ayant également été des victimes et inversement, ainsi que des membres de la communauté ayant souffert de tous les types de violence mais étant également impliqués dans les « ordres sociaux » imposés par les différents acteurs armés et les légitimant.

  • 3. L’émergence du « Comité de pilotage » (1998), la réforme éducative nationale (Loi 715 de 2000), et l’approbation du lycée « Citadelle de l’éducation » (2003)

Au milieu des années 1990, lorsque le programme PDPMM et MERIELÉCTRICA firent tous deux leur entrée dans la 7ème Commune, la communauté locale avait déjà défini la mise en place d’un lycée privé comme une priorité. A la suite de la négociation de 1996-1997, qui garantissait le site de l’école, les présidents des quartiers ainsi que d’autres dirigeants de la communauté actifs dans ce processus, créèrent un « Comité de pilotage », afin qu’il devienne le moteur de la mise en œuvre de l’école et de l’initiative qui serait connue sous le nom de projet « Citadelle de l’éducation ». Entre 1997 et 2000, le « Comité de pilotage » composé de chefs populaires ayant des liens variés avec les différents acteurs armés (opposition, statuts de victimes, liens complexes, etc.), travaillèrent avec le consultant CINEP et le programme PDPMM sur les différents aspects du projet « Citadelle de l’éducation » (éducation, projets économiques, santé, culture, sports et loisirs, environnement, et communication).

Dans le contexte relationnel complexe entre les acteurs armés et la communauté décrit plus haut, le « Comité de pilotage » fut l’un des nombreux acteurs locaux à entrer dans une profonde crise lors de la prise de la 7ème Commune par les paramilitaires. Avec la déportation hors de la Commune de certains de ses fondateurs en raison de liens supposés avec les guérillas, le « Comité de pilotage » fut déchiré, en raison d’une crise de confiance entre ses fondateurs, vis-à-vis d’acteurs de la jeunesse locale et parmi les professeurs.

Plus tard, en 2000, en raison de l’accent mis par le consultant du CINEP sur les organisations et l’autonomie de la communauté, le « Comité de pilotage » joua un rôle très important dans l’élaboration du « Projet éducatif communautaire ». Ce programme, en fonction des besoins identifiés par les dirigeants locaux et le PDPMM, détermina que le projet « Citadelle de l’éducation » devait être structuré en trois lignes stratégiques : l’éducation, le renforcement du tissu social de la communauté et les processus économiques productifs. Il contenait également un modèle pédagogique pour le lycée désiré, même si aucun des membres du comité n’avait d’expérience formelle en matière d’éducation. En revanche, les directeurs et enseignants des diverses écoles primaires de la 7ème Commune n’étaient pas impliqués dans la construction de ce programme, ce qui tint le secteur éducatif à l’écart de l’initiative « Citadelle de la paix » au cours des premières années. Néanmoins, ce projet devint rapidement obsolète, en raison du passage d’une nouvelle loi au niveau national au cours de la même année (Loi 715) ordonnant un processus général de restructuration éducative à travers toute la Colombie.

En 2000, le programme PDPMM obtint également des fonds internationaux pour la construction du centre communautaire Citadelle. Malheureusement, les critères des fondateurs et du PDPMM furent plus déterminants dans la construction de l’établissement que ceux de la communauté.

Parallèlement au « Projet éducatif communautaire », le « Comité de pilotage », soutenu par le CINEP et le PDPMM, travailla à l’élaboration d’un « Plan partiel pour la reconnaissance et la distribution territoriale de la 7ème Commune ». Ce plan devait servir de proposition de politique publique sur des sujets tels que l’utilisation de la terre, la voirie, le logement, et les services publics, incluant le lycée local, et constituer un premier pas vers la formalisation de la Commune, établie via des invasions illicites de terres.

Dans l’ensemble, l’année 2000, fut une période de violation généralisée des droits de l’homme et de crise sociale qui engloutit l’ensemble de la 7ème Commune et tous les acteurs impliqués. Une crise institutionnelle affligea le PDPMM et le CINEP, une fracture se créa entre le « Comité de pilotage », ses différents conseillers, et les autres acteurs locaux, et une crise se déclara au sein du secteur éducatif local, en raison d’une réforme nationale de l’éducation. Tout ceci eut lieu dans un contexte de conflit brutal opposant la guérilla et les paramilitaires concernant ce lieu et de nombreux autres en Colombie.

Au début de l’année 2001, les écoles locales ont commencé à mener le processus de planification du lycée public de la 7ème Commune en fonction des ordres de la Loi 715, tandis que le « Comité de pilotage » gardait un rôle majeur dans les négociations entre la communauté, le PDPMM, le secteur privé, et l’Etat, qui restaient nécessaires pour donner vie au projet « Citadelle de l’éducation ». Pendant ce temps, un nouveau consultant du CINEP tentait d’apaiser les tensions entre les intérêts purement éducatifs et ceux de la communauté motivant les différents acteurs impliqués dans l’initiative « Citadelle de l’éducation ».

En 2003, grâce au lobbying effectué par le « Comité de pilotage » et par ses alliés, la « Magdalena Medio Educational

Citadel School » reçut l’approbation du département en dépit des tentatives de la municipalité visant à le freiner. Peu de temps après, l’adoption du « Plan partiel pour la reconnaissance et la distribution territoriale de la 7ème Commune » comme politique publique municipale garantit enfin l’engagement des autorités locales envers le lycée « Citadelle de l’éducation ».

Cependant, une fois la viabilité politique et économique de l’école assurée, le « Comité de pilotage » perdit à nouveau du terrain sur l’initiative de la « Citadelle de l’éducation », car le PDPMM engagea une équipe technique qualifiée pour la conception de l’école et la planification des projets de renforcement de la communauté et des projets économiques de la citadelle.

Dans tous les cas, vers 2004, le tout nouveau lycée était opérationnel et comptait environ 500 étudiants. Aujourd’hui, la « Citadelle de l’éducation » est l’une des deux meilleures écoles publiques de la ville de Barrancabermeja et compte environ 3 500 étudiants, mais depuis l’approbation du lycée en 2003, le projet « Citadelle de l’éducation », conçu comme une initiative de paix, est devenu aujourd’hui un projet purement éducatif. En effet, le « Comité de pilotage », dont les objectifs sont de travailler sur les six fronts mentionnés plus haut, ne joue plus un rôle clair dans le projet car les problèmes afférents à l’établissement sont traités par son propre personnel, par le secrétaire municipal à l’Education, et par une école d’inspiration jésuite, conseillère sur le plan pédagogique pour ce projet depuis 2003.

Etape 3 : Compte-rendu des principaux résultats de l’initiative de paix « Citadelle de l’éducation » (1996 – 2010)

Voici la présentation des principaux résultats de la « Citadelle de l’éducation » pouvant être soulignés :

  • 1. Relations entre la communauté, l’Etat, le secteur privé et les ONG dans un contexte conflictuel :

Les négociations de 1996 - 1997 ont non seulement permis de prévenir une guerre sans merci dans la 7ème Commune, mais elles ont également établi un dialogue entre des secteurs très différents autour d’une communauté jusqu’alors marginale. Ce dialogue a permis à toutes les parties de considérer la mise en œuvre d’un lycée public dans la 7ème Commune comme compatible avec leurs intérêts. L’investissement de différents acteurs de la 7ème Commune lui a conféré une visibilité qui a rendu l’Etat ainsi que d’autres acteurs plus responsables envers ses habitants.

  • 2. Autonomie de la communauté :

Les négociations de 1996-1997 ont donné naissance au « Comité de pilotage », un acteur local qui, bien que limité et en conflit avec différents acteurs, représente un groupe de dirigeants investis dans la communauté, en mesure de négocier de manière significative avec diverses sortes d’acteurs. Le « Comité de pilotage » fut un interlocuteur composé d’une variété d’acteurs qui, jusqu’alors, soit s’ignoraient, soit imposaient leur volonté dans la 7ème Commune.

En plus du « Comité de pilotage », l’initiative « Citadelle de l’éducation » a réuni de nombreux jeunes, des femmes, et d’autres organisations populaires autour, entre autres, de projets culturels, de bien-être familial, et de projets agricoles urbains. Cependant, ces projets ont seulement touché une faible partie de la population totale de la 7ème Commune et leurs effets furent plutôt limités en ce qui concerne la construction d’une « Culture de paix », en raison d’un manque d’intérêt et de ressources, d’une structure sociale fragile, et de conditions persistantes de marginalité et de violences.

  • 3. Protection de la jeunesse, droits à l’éducation, et trajectoires de vie :

L’établissement « Citadelle de l’éducation » propose à environ 3 500 étudiants lycéens une formation académique et technique de bonne qualité, ainsi que des activités sportives et culturelles. Grâce à la construction de ce lycée public local, le nombre d’étudiants de la 7ème commune inscrits dans le système éducatif officiel a doublé au cours des six dernières années.

L’existence et la qualité de ce lycée est bien sûr le résultat le plus tangible du projet « Citadelle de l’éducation ». Il a rendu la jeunesse locale moins vulnérable face aux acteurs armés, il a garanti aux jeunes leurs droits à l’éducation, et les a dotés de nombreuses compétences (culturelles, productives, politiques). Ainsi, il a augmenté leurs chances de se construire des trajectoires de vie éloignées des conflits et de la marginalité, en leur offrant l’opportunité de devenir des citoyens en mesure de construire la communauté et l’Etat qu’ils désirent.

Etape 4 : Analyse de la pertinence, de l’intégralité, et des limites de l’initiative « Citadelle de l’éducation ».

L’utilisation des étapes précédentes pour décrire le conflit, identifier et analyser les épisodes majeurs avec l’initiative locale de paix, et pour dresser le compte-rendu des principales réussites de l’initiative, tout ceci dans le cadre d’un contexte historique pertinent, nous a aidés à établir des éléments précieux pour évaluer la pertinence de la « Citadelle de l’éducation », son intégralité et ses limites.

Comme la « Citadelle de l’éducation » est née juste avant une phase d’escalade maximale du conflit armé dans la 7ème Commune, et en a traversé une autre récemment, il est important de considérer l’effet de l’initiative sur l’endiguement de la violence directe. Sur ce front, on peut dire que la « Citadelle de l’éducation » a eu un effet significatif sur la protection de la jeunesse locale : l’implication de la jeunesse locale dans un système éducatif sensible au contexte l’a rendue moins vulnérable face aux persécutions et/ou au recrutement par les acteurs armés.

En revanche, même si l’initiative de la « Citadelle de la paix » a apporté une plus grande visibilité à la 7ème Commune et a renforcé les relations entre ses habitants et les diverses personnes au pouvoir, sa réalisation ne s’est pas traduite par l’endiguement de la violence directe envers la communauté. Pour preuve, en 1996-1997, les dirigeants de la communauté sont parvenus à négocier avec plusieurs acteurs armés ou non, mais ce fut suivi par trois années d’atroces niveaux de violence de la part des paramilitaires et des guérillas. De même, la plus forte présence institutionnelle dans la 7ème Commune au cours de la dernière décennie n’a pas suffisamment protégé la communauté locale contre le retour de la violence directe qui s’est produit au cours des cinq dernières années.

Un regard sur la phase de désescalade du conflit traversée par la 7ème Commune (2001-2005) permet de voir que ce déclin de la violence directe n’était pas le fruit des efforts de maintien, ou d’établissement de la paix, mais plutôt celui de la consolidation du pouvoir par un des acteurs armés. Les phases de latence (avant la confrontation entre les guérillas et les paramilitaires) et de désescalade du conflit armé ont davantage correspondu à l’hégémonie d’un acteur armé, qu’à l’absence de coercition armée, ou qu’à des changements entrepris par des parties armées intéressées par l’exploration des voies du dialogue.

Ainsi est-il possible d’affirmer que même si la « Citadelle de l’éducation » a impliqué plusieurs ensembles de négociations réussies pour la mise en œuvre du projet, ces négociations ne peuvent pas être considérées comme des actions d’ « établissement de la paix », puisqu’aucune d’entre elles n’a impliqué l’intention de mettre un terme au conflit armé. Ces négociations ont plutôt visé la poursuite d’objectifs socioéconomiques souhaités par la communauté, avec le consentement du (des) acteur(s) armé(s) au pouvoir.

Ceci nous amène à l’examen des avancées de la « Citadelle de l’éducation », en termes de consolidation de la paix. La principale fut bien entendu la concrétisation des droits éducatifs d’environ 3 500 jeunes en local, et l’augmentation de leurs chances de vivre dans des conditions dignes et non-violentes. En revanche, les initiatives, articulées autour de la « Citadelle de l’éducation », impliquant différents membres de la communauté n’ont pas influencé de manière significative la violence structurelle et culturelle qui afflige la 7ème Commune depuis son origine. L’initiative « Citadelle de l’éducation » a certainement contribué à renforcer l’autonomie des dirigeants de la communauté et leur capacité à négocier avec l’Etat et d’autres acteurs, ce qui a permis à la 7ème Commune de devenir moins marginale au cours des dix dernières années, mais cela n’a ni amélioré considérablement les conditions de vie de la majorité de la population locale, ni changé la forte influence que gardent les acteurs armés et d’autres puissances non démocratiques, tels que les réseaux de clientélisme et les cartels de trafiquants, sur l’imaginaire collectif local et sur la vie socioéconomique et politique.

En d’autres termes, malgré ses efforts pour promouvoir une culture de paix, la « Citadelle de l’éducation », n’est pas parvenue à modifier considérablement les rapports entre la communauté locale et les autres puissances de-facto, décrites dans la première étape de cet outil. La violence directe, structurelle, et culturelle est toujours plutôt omniprésente, et même partiellement légitimée par une partie significative de la population de la 7ème Commune. Cela est observable par le fait qu’une large majorité d’habitants locaux continuent d’entretenir de forts liens avec les groupes néo-paramilitaires, de voter pour des candidats politiques associés à la cause paramilitaire ou à des réseaux de corruption clientélistes, d’être impliqués dans les circuits des trafics de drogue ou d’essence, et d’approuver ou d’afficher personnellement la violence comme un moyen de réponse au conflit interpersonnel ou social.

Aux yeux du consultant du CINEP qui a soutenu le projet entre 2000 et 2002, l’initiative aura seulement un effet significatif sur le long terme, en ce qui concerne la promotion d’une culture de paix. En ce sens que s’il existe une chance de faire baisser le niveau de violence culturelle dans la population de la 7ème Commune, elle sera entre les mains des futurs enfants des étudiants actuellement inscrits dans l’établissement de la « Citadelle de l’éducation ».

Enfin, il importe d’ajouter un mot sur la manière dont la « Citadelle de l’éducation » a été impliquée dans les relations complexes entre les acteurs armés et la communauté locale. La décision du PDPMM de travailler avec toutes les parties intéressées par la participation à l’initiative de la « Citadelle de l’éducation » reflète l’une des convictions de l’institution : la reconstruction des sociétés régionales et des Etats dans des zones déchirées par un conflit implique de collaborer avec toutes les personnes ayant un enjeu dans ce contexte particulier (les habitants, les acteurs gouvernementaux, le secteur privé, les églises, tous les types d’ONG et d’organisations internationales, etc.) afin de parvenir à des accords permettant des ordres sociaux plus ouverts. La décision du PDPMM découle de la reconnaissance du fait que la « communauté » n’est pas une entité monolithique, passive, rendue totalement victime d’une violence verticale, et que, comme explicité plus haut, la plupart de ses membres entretiennent des relations complexes avec les acteurs armés, qui dépassent le statut de victime (liens de parenté ou d’amitié, relation économiques, membre de la « base sociale » du groupe, etc.) La décision du PDPMM de collaborer avec les dirigeants communautaires et d’autres acteurs entretenant des relations complexes avec les groupes armés, sans tenir compte de la volonté de ces premiers de travailler à la modification de leurs relations avec ces derniers, contraste avec les méthodes de certaines organisations consistant à travailler uniquement avec les acteurs communautaires ayant catégoriquement résisté au pouvoir des acteurs armés et ayant seulement participant à l’ordre social imposé pour sauver leurs vies. Par sa démarche, le PDPMM fut donc en mesure d’encourager les relations entre divers acteurs et de promouvoir des projets qui n’auraient jamais vu le jour via une démarche radicale de résistance civile. Cependant, ceci a fortement limité l’initiative « Citadelle de l’éducation » dans sa capacité à inciter les membres de la communauté à transformer leurs rapports avec les acteurs armés et à dépasser la violence culturelle ayant imprégné leurs vies.